Les ombres errantes

Alexandre, l’an dernier, à l’opéra de Versailles, tu as joué pour une poignée de personnes, dans une ambiance feutrée, presque intimiste, une musique qui me parut bien triste. Une ombre sur moi se portait, et ton talent lors de notre huitième rencontre ne put tout à fait me tirer de la peur qui me tenait. 

Nos retrouvailles la semaine passée m’ont enchantée, comme tu étais libre ce soir-là, tu t’amusais, conviant sous tes doigts les accords de tes compositeurs chéris. Nous glissions avec toi, de la tristesse à la joie ; ta gestuelle, tantôt grave, tantôt légère, suivait le mouvement des larmes et des sourires, parfois même des tendres rires comme murmurés pour ne point te déranger.

Frêle figure, éternel jeune homme à la voix étrange mais si touchante, quel cadeau ce fut de t’entendre, comme la musique apaise. Elle passe sur nous et dénoue dans un flot continu d’émotions les noeuds les plus serrés.

Dernier présent ce soir-là, le chant angélique de Devieilhe. Quelques notes envolées dans la Philarmonie silencieuse, sobre messe religieusement écoutée, certains étaient déjà levés, pourtant la force de cette prière fragile les tint à nos côtés.

Toujours les ombres errent, mais tu sais les chasser sous une pleine lumière. Et lorsqu’elles s’accrochent à tes souliers, tu les apprivoises d’un pur phrasé. Je reviendrai célébrer ce délicat équilibre entre obscurité et clarté.

Le temps

Le temps toujours te pousse, tu comptes les secondes alors que les minutes déjà s’empilent, grains de sable tapissant le fond du sablier. Tu imagines ce que tu feras demain, tandis qu’hier s’éloigne d’un mois. Tu voudrais immortaliser un souvenir solaire, mais l’ombre d’un tracas le grignote, et le deuil dont tu aimerais t’envelopper ne résiste pas aux rayons du printemps.

Des ombres crayonnées, esquissées sur un cahier, aux mots mal équarris, inscrits sur des pages jaunies, tu essaies de capter un quotidien fuyant, dont tu n’accordes plus la musique sur ton clavier.

Ton stylo sèche, enfermé dans une boîte ; l’encre attend quelques larmes ; l’inspiration pétille d’étincelles nouvelles. Vaine démarche, essentielle tout de même.

Dissipe les brumes paralysantes, autorise-toi de n’être que l’écho de tous ceux avant toi, et des millions suivants, tous prisonniers du temps.

© Béryl Huba-Mylek

Les toiles

Le soleil dore les toits d’étincelles, couvre d’une brillante peinture les vitres blanches. Les cris des mouettes transportent l’esprit sur les vagues des lointaines marées, par-delà l’horizon rose et froid de cette journée d’hiver. Elle trie ses vêtements. Elle a d’abord dépoussiéré les bibliothèques où s’entassent ses livres, lissé les draps soyeux du lit et frotté le sol sur lequel se détachent des formes rondes. En pliant ses tenues, elle revoit les scènes qu’elle a jouées dans ces multiples costumes. Elle efface du plat de sa main les faux plis comme si elle gommait les souvenirs, mais ils sont finement cousus dans les coutures. Une ombre passe dans le ciel.

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Le départ

Tes yeux glissent, épouvantés, sur les ruines de la capitale sinistrée. T’y attendais-tu ? Je te vois descendre à la gare centrale, la main de ton frère dans la tienne, tu serres ses petits doigts tremblants dans ta paume lisse et blanche. La station était-elle rouverte, les rails fonctionnaient-ils, les trains emportaient-ils enfin d’autres passagers que des condamnés ? Je ne t’imagine pas arriver en voiture. Qui l’aurait conduite ? Un oncle, une tante, un voisin, quelqu’un ?

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