Un vase brisé

Lorsque j’arrive devant le café où nous devions nous retrouver, elle m’attend dehors, dans le froid. Plongée dans un livre, elle ne me voit pas approcher et évite ainsi mon air agacé : je lui avais pourtant dit de s’installer au chaud, mais c’est comme si elle n’osait pas entrer dans un endroit qu’elle ne connaît pas, ou connait mal. Nos regards se croisent, une gêne accompagne nos « bonjour, comment ça va », et une fois attablées, nos commandes passées, face à face, un mur invisible se dresse entre nous.

Je lui demande comment s’est passée sa journée, je l’interroge sur ses relations avec ses collègues au lycée, sur ses élèves, elle parle de son travail – pour lequel elle est douée, je crois – avec plaisir. Au début, elle tâtonne, elle pourrait raconter ce qu’elle me dit à n’importe qui : les petites tensions avec le professeur d’histoire, ses échanges avec une autre enseignante de français, une élève de seconde un peu compliquée mais pour laquelle elle nourrit quelques espoirs. Elle me questionne aussi mais je réponds à peine, je la relance, sur sa vie, sa famille, je n’arrive plus à partager ce qui m’arrive avec elle.

Aime-t-elle le livre qu’elle lit ? Elle s’anime, ses joues prennent une teinte rosée, comme deux petits cercles dessinés par des enfants, elle devient vive, assurée, attirante même, elle qui cache son corps lourd dans des vêtements trop grands. Ses mains ne cessent de monter et de descendre, elle repousse parfois une mèche rousse de son visage, défait sa coiffure, la refait, tout en détaillant l’histoire naïve mais touchante d’une héroïne ordinaire, « une femme seule qui s’intéresse à autre chose qu’aux hommes tu comprends », une rareté m’assure-t-elle, et elle souligne toutes les qualités du personnage – son indépendance, son courage, sa ténacité, sa force – dont elle-même est privée, ne puis-je m’empêcher de penser.

Elle essaie de nouveau de me pousser à la confidence, elle a ce sourire d’une douceur extrême, elle hoche la tête, pose son menton sur le dos de sa main, mais je n’arrive plus à la regarder comme autrefois, à être aveugle à la violence cachée dans ses grands yeux noirs.

Nous n’avons jamais reparlé de notre dispute. Il n’était pas possible, après les mots durs, d’en trouver qui pourraient panser les plaies. Quelques mois de silence devaient réparer le pacte de confiance que nos attaques avaient fait éclater.

Une fois, j’ai recollé les morceaux d’un vase brisé sur le carrelage, un vase justement qu’elle m’avait offert et auquel je tenais. Il semblait bien reconstitué, mais le puzzle était incomplet, il manquait de minuscules parties qui suffisaient à laisser filer l’eau. Nos paroles, qui autrefois débordaient, nourrissaient notre complicité, fuient entre les entailles que notre querelle a découpées, et nous restons assoiffées.

Elle compare tout à coup l’héroïne dont elle me parle à celle que nous aimions tant adolescentes, qui figurait en haut de notre liste des « meilleures héroïnes de fiction ». Je me souviens des noms griffonnés sur les nappes en papier des cafés où nous nous retrouvions, comme celle sous nos coudes qui restera vierge de son écriture ronde et de mes pattes de mouches. Elle se tait et nous nous regardons. Un éclat de lumière m’éblouit et brouille son image, je vois la vitre invisible entre nous. Si je pose ma main, est-ce qu’elle sera glacée ?

Nous payons nos consommations séparément, le serveur nous sourit aimablement, nos rictus sont plus crispés.

Je la quitte devant une bouche de métro. On ne souhaite pas se quitter, mais nous nous sommes déjà séparées.

Je dévale les escaliers.

Libre ?

© Béryl Huba-Mylek

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