Le crime n’est pas un manque de vertu

Un éditorialiste du Monde dénonce les nouveaux censeurs, champions de la vertu, qui empêchent la projection du dernier film de Polanski. Le réalisateur, comparé à Gauguin et à d’autres créateurs attirés par les jeunes femmes, n’a pas à être moral : c’est un artiste.

Tout est mêlé, mal tissé. Le manque de vertu n’est traité que sous un seul aspect, celui de la concupiscence des hommes. Face à leurs plaisirs sensuels se dressent, réactionnaires, les femmes qui les bâillonnent. Elles manquent de recul, voire d’intelligence, accusatrices déchaînées de la complexité.

La censure, sans aucun doute, ne doit pas être l’arme de ceux qui espèrent la liberté. Laissons J’accuse sur les écrans. Cessons peut-être d’affirmer que son auteur est revenu au Pianiste, tant on est loin de la sensibilité et de la subtilité qui caractérisaient ce film. Défendre la liberté d’expression et de création, oui, mais pas au détriment de l’esprit critique. Passons, là n’est pas le sujet.

Ne l’évitons pas, justement, le sujet. Gauguin n’a sans doute pas violé de jeunes filles. Il a plutôt, dans les îles, profité de mœurs qu’on condamnait déjà à Paris. On peut aussi dire qu’il a « embrassé » une autre culture, celle où l’on couche avec des jeunes filles de 13 et 14 ans lorsque l’on en a plus de quarante. Ne jugeons point avec notre regard contemporain nous dit-on. Ni son colonialisme, ni son attrait pour les corps juvéniles.

Il faut se replacer dans l’époque. Et force est de constater qu’à celle de Gauguin, tout comme bien avant, tout comme ces jours-ci, des hommes d’un âge certain ne peuvent s’empêcher de désirer des filles à peine sorties de l’enfance. Est-ce leur beauté, leur innocence ? Pourquoi aimez-vous tant qu’elles soient si jeunes, si naïves, si vierges ? Un manque de vertu ? Une soif de domination ? Un rêve puéril ? Une envie d’échapper au temps ? Ce débat est important. Il ne doit pas être qualifié d’attaque « morale » de « néo-féministes ». Prenons-le à bras le corps.

Il me semble tout de même que le sujet Polanski est différent. Certes, très clairement, il est de ceux qui préfèrent les femmes ayant quelques dizaines d’années de moins que lui. Mais ce désir, cette passion, ce n’est pas un crime, ce n’est pas son crime.

On accuse Polanski de violer des femmes.

Un manque de vertu ? Au sens fort, alors. Un manque de vertu car il n’a pas la force de se porter naturellement vers le bien. Car il manque de courage moral. Mais même-là, on ne semble pas tout à fait toucher à la violence de l’acte. Nous ne sommes plus dans la sensualité. Nous ne sommes plus dans le désir. Nous ne sommes plus dans une simple question morale rattachée à qui désire qui, pourquoi, et comment. Nous sommes bien plus loin. Bien trop loin.

Ne pas condamner une oeuvre. Mais s’il faut défendre son auteur, bien le faire, sans tromper, sans détourner. Interdire un film est inutile mais nier le crime dont Polanski s’est rendu coupable au moins une fois, et peut-être plusieurs, est grave. Il n’est pas uniquement de ceux qui « manquent de vertu » et partagent le lit de jeunes femmes, trop jeunes femmes. Il a violenté, il a fait mal, il a forcé, il a abusé. Il fut criminel. Si les femmes n’ont pas le droit d’être juges, s’il faut s’en remettre à la justice, peut-on demander à l’éditorialiste, comme à tant d’autres, de ne pas se faire avocats ?

Soyons admiratifs, mais ne soyons pas dupes. Le génie artistique n’est pas un alibi. Alors, même si cela dérange, il faut pouvoir regarder l’homme derrière la peinture, derrière la pellicule, derrière les mots, et pouvoir nommer le mal qu’il a fait. Cela n’empêche pas l’oeuvre d’être. Et permet aux victimes d’exister.

© Béryl Huba-Mylek