Mettre en terre

Dans la terre sèche, je veux t’enterrer. Une terre friable, une terre propre, une terre tranquille. Une terre qui crie famine.

Je ne t’arroserai pas, tu n’auras rien de moi. La nature reprendra ses droits, et sans doute seras-tu pour elle un divin repas.

À cette terre à laquelle j’ai tant pris, et jamais rien donné, je veux aujourd’hui sacrifier cette offrande. Plonger tes racines dans son corps meuble et tendre.

Toi qui m’as tant nourrie, tant accompagnée, toi qui me pousses aux larmes, toi qui toujours m’animes, sois pour ma terre source de vie.

Je t’inhume, je te laisse, je ne reviendrai pas. Sois créatrice, sois nourricière et notre terre, sauve-la.

Les ombres errantes

Alexandre, l’an dernier, à l’opéra de Versailles, tu as joué pour une poignée de personnes, dans une ambiance feutrée, presque intimiste, une musique qui me parut bien triste. Une ombre sur moi se portait, et ton talent lors de notre huitième rencontre ne put tout à fait me tirer de la peur qui me tenait. 

Nos retrouvailles la semaine passée m’ont enchantée, comme tu étais libre ce soir-là, tu t’amusais, conviant sous tes doigts les accords de tes compositeurs chéris. Nous glissions avec toi, de la tristesse à la joie ; ta gestuelle, tantôt grave, tantôt légère, suivait le mouvement des larmes et des sourires, parfois même des tendres rires comme murmurés pour ne point te déranger.

Frêle figure, éternel jeune homme à la voix étrange mais si touchante, quel cadeau ce fut de t’entendre, comme la musique apaise. Elle passe sur nous et dénoue dans un flot continu d’émotions les noeuds les plus serrés.

Dernier présent ce soir-là, le chant angélique de Devieilhe. Quelques notes envolées dans la Philarmonie silencieuse, sobre messe religieusement écoutée, certains étaient déjà levés, pourtant la force de cette prière fragile les tint à nos côtés.

Toujours les ombres errent, mais tu sais les chasser sous une pleine lumière. Et lorsqu’elles s’accrochent à tes souliers, tu les apprivoises d’un pur phrasé. Je reviendrai célébrer ce délicat équilibre entre obscurité et clarté.