Elsa

Je l’ai rencontrée devant la grille de son école où je l’attendais accompagnée de sa mère. Elle s’appelait Elsa. Elle s’appelle toujours Elsa d’ailleurs. Elle m’a à peine regardée, elle ne me prêtait pas vraiment attention, comme souvent les enfants lorsqu’ils sont avec leurs parents. Sur le chemin, un soulier de fillette attire son regard, elle le montre du doigt et sautille d’excitation. Sa maman raconte comment une fée l’a oublié derrière elle en s’envolant. Elsa, dubitative, fronce d’abord les sourcils, mais son imagination l’emporte et elle poursuit l’histoire de l’être magique semant ses chaussures dans les rues de Londres.

Deux fois par semaine, je vais la chercher. Elle sourit en me repérant parmi les adultes dans la cour. Elle tire le bras de son institutrice pour lui signifier ma présence, et elle me rejoint en pas chassés, bondissant sans cesse sur le court trajet nous ramenant chez elle. Elle me raconte sa journée, pépiant gaiement et m’expliquant toutes les nouveautés apprises. Elle mêle anglais et français avec aisance, je me moque tout de même sans retenue lorsqu’elle traduit littéralement des expressions, m’assurant qu’ils ont fêté trois anniversaires en une seule rangée. Elle boude un peu si je la taquine.

Elle apprend vite ses leçons, avec l’agitation d’une petite fille impatiente de se divertir. Elle insiste pour que je reste dans sa chambre et m’amuse avec ses poupées, ses playmobils et ses peluches. Agacée, je lui réponds sèchement de se divertir seule. Elle s’attriste, « mais je joue toujours seule ». J’accepte alors de devenir la scénariste d’abracadabrantes aventures. Un soir que je la garde, nous regardons un film. Émue, j’essuie mes larmes. « Pourtant, tu le connais ce dessin animé, tu sais que ça finit bien, non ? » Elle ne comprend pas encore que c’est l’innocence perdue de l’enfance que vivent les personnages, et que c’est le deuil permanent de cette insouciance jamais connue que je pleure.

Je l’accompagne régulièrement à la piscine. Lorsque le bus nous dépose trop tôt, il m’arrive de lui offrir une petite sucrerie qu’elle choisit dans un distributeur à en-cas rouge. Autrement, je sors de son sac son goûter. Je m’indigne de la laideur du logo brodé sur la poche principale, probablement un Disney à succès. Elle hausse les épaules. Dans les vestiaires, je l’aide à enfiler son maillot rose et elle rejoint ensuite ses camarades. Je monte m’asseoir sur les gradins. Je lis. Elle me demande « est-ce que tu m’as vue ? » Non, je lui avoue. Elle ne répond plus. Les autres fois, j’observe le bleu électrique du rectangle d’eau chlorée dans lequel elle s’agite. Vers la fin de l’année, elle change de professeur. Elle n’aime pas le nouveau. Je lui dis « n’y allons pas ». Elle est ravie.

J’arrive souvent bien avant la fin de l’école. Je pose mes affaires chez elle. Les lits sont défaits, des tasses traînent, souvent à moitié pleines. Tout paraît calme, austère, peut-être. Elsa anime l’endroit. Je reste avec elle lorsqu’elle prend sa douche. Je me demande la première fois si elle ne sera pas mal à l’aise devant une inconnue. Cela l’indiffère. Je l’aide à s’essuyer et je la chatouille, elle rit beaucoup. Ensuite, je lui sèche la tête, elle est hilare car je ne l’entends pas si elle me parle à cause du vent artificiel gonflant sa chevelure. Ses mèches blondes et fines ne gardent pas longtemps l’humidité. La revoilà rapidement avec son carré clair et sa petite frange, sous laquelle brille d’espièglerie ses profonds yeux châtaigne.

Bientôt je vais partir. Je ne la repousse plus aussi souvent lorsqu’elle se blottit contre moi. Parfois même je passe mes doigts dans ses cheveux ou lui caresse le nez. Je lui tiens la main un peu plus fort dehors, la sermonnant si elle s’échappe. Elle me fait des dessins. Elle comprend qu’une autre jeune fille revient s’occuper d’elle. Elle est contente, elle l’aime bien. « Et puis elle je la vois toujours. Et toi aussi je te verrai toujours. » Bientôt, je compte malgré moi. Dernière fois que je la garde en soirée. Dernière fois que je l’emmène à la piscine. Dernière fois que je vais la chercher le mardi. Le dernier jeudi, je me prépare. Je sors de l’école avec elle. Nous avons trois heures devant nous. Lorsque nous ouvrons la porte, surprise, les grands-parents venus pour les vacances sont déjà là. Elsa saute de joie. Elle crie, elle s’extasie. Je n’ai plus son attention et je m’éclipse.

Lorsque j’étais enfant, j’aimais profondément une bande-dessinée qui s’intitulait Elsa. La fillette était aussi triste que la mienne était vive. Elle était aussi renfermée que la mienne était démonstrative. Elle était aussi fausse que la mienne était vraie. Lorsque je souhaite bonne nuit à Elsa, je glisse ma main sur sa tête. Elle ferme ses paupières. Si je la laisse me câliner, elle imprime sa chaleur dans mon être. Au revoir petite fillette.

L’été suivant je reçois une carte postale. Elle est signée Elsa. Elle s’appelait Elsa. Elle s’appelle toujours Elsa d’ailleurs.

© Béryl Huba-Mylek

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