Les visiteurs se pressent, s’agglutinent devant les toiles, se penchent de concert vers les inscriptions. La patience n’a pas reçu son invitation, un rythme s’impose sournoisement, derrière soi chacun attend son tour pour scruter les contours des portraits offerts à l’œil du spectateur. Je tente de suivre le pas, mais leurs yeux m’accrochent, je n’ai pas le choix, ils me forcent au face à face.
Les puissants losanges sombres abolissent les frontières du temps, les secondes s’allongent puis cessent de trotter. Devant moi s’animent d’illustres morts, d’anonymes inconnus à jamais capturés par le pinceau sorcier de l’insaisissable créateur. L’absence de pupilles anime ces regards noirs ou bleus, ces ténèbres impénétrables ou ces pointillés azurs, ces ombres implacables ou ces lumières étrangères au monde qui me paraissent si familières. La distance n’existe plus, c’est moi que je regarde.
Je ne peux pas suivre le chemin tracé par les autres, la cadence orchestrée, je suis absorbée, dévorée par les âmes qu’il croyait ne pas pouvoir peindre sans les connaître, mais qui tremblent intensément dans les deux grands vides perçants de ces êtres tristes et joyeux, fous et merveilleux. Je m’approche, je recule, d’un côté et de l’autre, ils me forcent à l’immobilisation, ils me réduisent à la contemplation qui s’apparente à de la soumission.
Mes joues humides m’indiffèrent, mais on vient me chercher, on me tire d’une transe salutaire, il faut avancer. Je ne peux emporter tous ces regards avec moi, je ne peux saisir la brillance de ces huiles sur des cartes, je ne peux pas retrouver ces vies emprisonnées sur les toiles du musée.
Je dois les quitter, ces éclats d’existence, ces preuves d’innocence pure glissant sur la peinture, adieu Jeanne, adieu les autres, et toi pauvre espagnole plus riche que nous autres arpentant les couloirs et les salles avec nos airs blafards.
Au milieu de vos visages j’aspire à disparaître, que l’on me transfigure, capture donc mes traits, efface mes iris, je te donne mon âme, pigmente-moi sur la toile, enchanteur italien, laisse-moi te rejoindre.
© Béryl Huba-Mylek
Je voudrais que l’enchantement continue…
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