Ma très chère Anne,
Ainsi commençais-tu tes lettres pour Kitty, la seule véritable amie que tu aies jamais eue. En lui confiant tes espoirs et tes peines, tu ignorais que tu deviendrais la compagne privilégiée des générations futures en quête d’amitié. Tu pressentais l’importance de ce journal grâce auquel tu as fait de ta clandestine prison un lieu d’évasion. Poétesse arrachée au monde, ton intimité nous a été dévoilée et ton talent ne peut être nié. Ta tragique destinée horrifie. Les feuilles griffonnées de ton écriture intimident.
Pour toi, la jeunesse était plus solitaire que la vieillesse, la tienne surtout, confrontée à l’injustice éclatante, à l’étouffement de la vérité, à la mise à mort des plus puissants idéaux. L’espoir saccagé, tes rêves te paraissaient absurdes et irréalisables, tu sentais le cercle de lumière autour de toi se rétrécir, tu entendais le murmure terrifiant des ombres et leur implacable violence annihilait ton avenir.
Pourtant, Anne, cloîtrée dans ton Annexe, tu savais jouir du bleu tendre ou froid du ciel, et tu écrivais sur ce bonheur au fond de toi, la beauté que l’on puise dans le chagrin, la force invariable de la joie. Tu cherchais l’équilibre, restais confiante et courageuse en évitant de sombrer dans la détresse. Tu cachais Anne la douce à ton entourage, mais elle est dessinée aujourd’hui dans chacune de tes pages. Celle exubérante et amusante, tu la rejetais, c’est elle toutefois je crois qui te permettait de tenir, qui exaltait tes idées, amplifiait tes élans d’amour et durcissait tes emportements de haine.
Anne, tu es surtout une enfant curieuse, ta soif de connaissance est étonnante, tu questionnes déjà les rôles des hommes et des femmes, tu compares les sexes et analyses ton désir, tu scrutes sans concession ton entourage et les liens humains, les confrontations et les bassesses, les apparences et les profonds sentiments. Tu t’étudies comme si tu t’étais étrangère, avec l’objectivité rude dont tu fais preuve dans ta peinture des autres. Tu te désespères de la faiblesse de caractère de tes proches, tu pries pour une vie exceptionnelle, rejettes l’idée d’un foyer ordinaire, refuses de te satisfaire du travail et de la famille pour seuls repères. Tu as besoin de grandeur. Tu as besoin de brillance.
Ta volonté de vie n’a pas d’égal. Alors tu te désoles de l’âme humaine, de son besoin de ravager et de détruire, de cette frénésie dans la violence, ce bouillonnement dans l’amertume et la malveillance. Tu ne parviens plus à imaginer ton futur, ta vie après la guerre, ton existence une fois sortie de cette tourmente. Les ténèbres te rattrapent, comme dans les cauchemars que la valériane ne calme pas. Pourtant, tu crois en la bonté innée des hommes, tu continues d’écrire et réécrire ton journal en espérant qu’il pourra être un témoignage de ton passage, de ce quotidien de clandestins que tu qualifies d’aventure. La mort frappe à la porte et encore tu te projettes, tes yeux restent fixés sur l’horizon.
Tu ressentais la souffrance des millions qui ont disparu avec toi. Contradictoire fillette, jeune fille réfléchie, passionnante et passionnée amie, tu n’es plus toi-même uniquement pour toi. Disparue dans l’horreur, tu résistes à l’oubli, et sans qu’aucune ride n’altère ton visage, tu restes un symbole à protéger. Tu n’es pas uniquement l’innocence dévorée, preuve que la folie croque les âmes talentueuses et animées, tu demeures cette étoile qui éclaire nos routes, ce que tu aurais aimé faire si tu avais eu le choix, si l’Histoire n’avait pas rattrapé tes pas.
Le ciel est toujours là. L’atrocité humaine persiste. La bienveillance résiste. Il faut suivre ton chemin, celui de l’épanouissement et du questionnement, des passions et de la raison, prendre sa plume non pour divertir mais pour dire, exprimer ce que l’humanité ne doit jamais oublier, ce que toi, Anne, tu avais commencé.
© Béryl Huba-Mylek
soupirs…
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