La plainte d’Antigone

Hémon, à quoi ressemble la terre des hommes ? Le monde gris et nu, qu’il était beau autrefois, sans les criantes couleurs dont on l’habille aujourd’hui. Je me promenais au petit matin, dans la nature ne me percevant pas, pour découvrir, émue, le paysage endormi encore insoumis.

Hémon, que raconte-t-on sur moi ? J’aurais bien voulu compter tous les brins d’herbe des grands prés verts, rencontrer chaque animal grouillant dans les fougères, me rouler dans la terre pour ne pas en perdre une miette, et pourtant ils répètent que l’envie de vivre je ne l’avais pas, moi pauvre fillette.

Hémon comment m’appelle-t-on ? Une sale bête, puisque je refusais de comprendre, et je l’avais répété, lorsque je serai vieille je patienterai, lorsque les rides déformeront mon visage j’écouterai, lorsque le temps figera mes membres je me poserai.

Hémon, qu’as-tu donc fait ? La rédemption par l’amour tu l’as bien oubliée, comme ma silhouette dans l’aurore lorsque la première je croyais au jour qui se levait. Je refusais d’être petite et tes yeux pétillants m’assuraient que plus grande que moi jamais il n’y aurait.

Hémon, te souviens-tu ? Tu pensais que nous aurions d’autres soirs. Tu imprimais sur moi ta force en me serrant contre ton torse. Tu sentais ce trou qui se creusait, ce quelque chose à l’intérieur qui se mourrait à l’idée de me garder. Et moi, je pensais que tes bras ne mentaient pas.

Hémon, n’est-ce pas absurde ? À tous je leur faisais peur, puisque je refusais leur sale bonheur, leur lambeau de bonheur, leur morceau de bonheur. Leur manuel à suivre pour être heureux, je l’ai jeté au feu. Et toi, aujourd’hui, tu es parmi eux.

Hémon, répète donc mes questions. À qui mentir ? À qui sourire ? À qui se vendre ? À présent tu détournes le regard, lâchement tu refuses le frémissement, honteux tu ne sais plus faire rimer aimer avec sincérité, et l’héroïsme t’a déserté.

Hémon, à Créon maintenant tu vas ressembler. De ton père tu exigeais force et courage, tu lui ordonnais de te sauver encore des ombres et de ne pas devenir sage, toi que je voulais dur et jeune te voilà pourtant affaibli et vieilli, cette ennemie que je redoutais à présent t’a rattrapé, l’usure a commencé.

Hémon, je t’appelle de trop loin. D’un royaume souterrain où mon incestueux père me rappelle que jamais tu n’as été de ceux qui poussent jusqu’au bout leurs idées, mais plutôt des êtres qui préfèrent étouffer la vérité et enfouir dans leur cœur l’espoir d’être libéré.

Hémon, tu n’es plus éveillé. Tu mènes ta vie le dos courbé, les yeux fermés, l’âme atrophiée. En taisant tes sentiments tu as tué l’exaltation des intenses instants d’émotion. Pourtant il faut mener le combat, encore ensevelir des corps, il faut dire non, se montrer fort.

Hémon, j’espère que tu peux pardonner. Des miens je ne voulais pas m’écarter, renoncer à l’impossible me terrifiait. Je n’ai pas su céder aux coups du sort, saintement criminelle je suis demeurée intraitable pour devenir éternelle.

Hémon, ma mort, cette sale besogne, tu ne pouvais m’en préserver. Les excès au fond des âmes pénètrent et c’est le désastre alors qu’elles connaissent. L’espérance vagabonde m’était inconnue et mes frères m’appelaient depuis les terres d’Hadès illuminées.

Hémon, l’éclat du soleil je ne l’ai pas oublié. La chambre nuptiale j’en rêvais, mais un tombeau m’était réservé. Ne maudis pas mon esprit malade, ce n’est pas avec volonté que j’ai fait preuve de tant de cruauté.

Hémon, que sommes-nous devenus ? Tu as appris à mentir, à refouler, à dire oui et faire comme si. Je suis devenue un vain symbole et plus personne n’aime vraiment la pauvre et sombre petite Antigone.

En hommage aux « Antigone » de Sophocle, Robert Garnier et Jean Anouilh.

© Béryl Huba-Mylek

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