La joie

La fillette plie ses doigts contre sa paume, serre fort, jusqu’à sentir ses ongles s’enfoncer dans sa peau, puis elle déplie sa main et observe les marques blanches, comme des croissants de lune, sur l’épiderme rougi. Elle attend un peu ; la couleur pâle et uniforme revient, les arcs disparaissent avec la douleur. Alors, elle recommence, avec plaisir, à imprimer l’astre de la nuit en quatre exemplaires entre les fines lignes de sa chair.

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La voiture gronde, l’enfant se concentre sur cette musique sourde, menaçante, qu’elle trouve pourtant reposante. Elle couvre le chahut des parents, les incessantes piques de la mère, les lâches bougonnements du père ; le moteur chante et cette voix parle à la fillette. Elle y discerne un langage dur mais sincère. Elle comprend des mots étranges. Elle sent en elle les vibrations de la machine, sensation particulière qui l’anime d’un doux bien-être.

Bientôt tout s’arrête. Elle lève les yeux vers le visage radieux de sa mère qui vient d’ouvrir la portière. On la prie de descendre, elle s’y plie. Son père se tient près d’un vieil homme qui les salue. Elle reste un peu derrière eux. Sous ses pieds, le sol est parsemé de poussière, de petits cailloux crissent sous ses tennis. Elle les fait danser sous la plante de ses pieds. Des touffes vertes égaient l’étendue ocre. On lui parle. Elle plisse les yeux en tentant de distinguer, haut au-dessus d’elle, les traits de celui qui s’adresse à elle. L’habituelle litanie prénom-âge-aimes-tu-l’école commence ; déjà, elle s’ennuie.

Un mot charmant pourtant accompagne l’éternel monologue de l’adulte à l’enfant. Un mot enchanteur, dont elle se méfie tant. Trop souvent déjà elle l’a entendu, et jamais il n’a été réalité. L’homme toutefois a capté son intérêt. Il lui tend la main, elle souhaiterait la refuser mais ses parents hochent de la tête l’air attendri, alors elle lui laisse ses fins doigts qu’il écrase dans sa paume sèche.

Elle entend un son nouveau. L’homme fait un pas, elle en fait trois, et bientôt elle trottine, le dépasse, il la lâche alors qu’elle vole vers les enclos. Elle plaque ses mains contre le grillage et pousse dessus tant qu’elle peu ; les petites bêtes gaiement s’excitent et viennent à sa rencontre. Elle rit et s’écarte alors qu’une langue rose mouille sa peau, un rire strident, un rire joyeux, un rire qui répond aux aboiements heureux. Elle s’approche de nouveau, parle au chiot qui l’observe et lui répond en jappant, alors elle rit encore plus fort d’un délicieux transport.

Elle est assise, elle passe ses doigts à travers le grillage, le chiot mordille, le chiot lèche, et lorsqu’elle bouge il sautille, si elle se lève il grimpe, quand elle s’allonge il se couche. Derrière eux des voix scellent le pacte de leur lien, et lorsque son père la soulève elle gémit, elle veut rester au sol, elle veut rester près de lui. On plaisante, on la repose. L’homme attrape la pauvre bête qui, tétanisée, cesse d’aboyer. La fillette tend les bras, à moi, à moi, le père dit non, la mère dit oui, l’homme hoche les épaules mais l’enfant crie, alors on lui dit calme-toi, voilà, c’est bon, et elle peut refermer sa douce étreinte protectrice sur le petit être chéri.

Elle caresse la tête claire, elle chuchote, elle rassure. Le cœur contre elle bat vite, les yeux du chiot filent, la peur l’envahit. Elle est poussée par son père vers la portière, allez monte, la mère voudrait qu’on mette la bête dans la caisse, la fillette foudroie du regard, le père dit on verra plus tard. Elle pose le chiot maladroitement sur ses genoux, il ne tient plus sur ses pattes, figé par l’anxiété. Elle pense tout à coup à ses frères, à ses sœurs qu’il doit laisser, et alors que les parents reprennent leur rengaine, tu prends cette route, non c’est celle-ci, elle comprend qu’il perd aussi son père et puis sa mère.

Elle regarde par la vitre le bleu du ciel sur le chemin. Elle écoute la musique, le grondement du moteur. Tout à coup, le chiot pose ses pattes avant sur sa poitrine. Elle tourne la tête. Il lui fait face. Ses yeux brillants, son museau frais, il émet un petit bruit, un peu inquiet. Une tendresse infinie la submerge, elle voudrait l’écraser contre elle mais se contente de caresser le haut de son crâne doré. La queue du chiot s’agite, elle gratte le dos de ses oreilles, il s’assied sur ses genoux, bienheureux tout à coup, et son grognement de plaisir recouvre les jérémiades des adultes et l’étrange monologue de la voiture. La fillette, ravie, sourit.

© Texte de Béryl Huba-Mylek

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