Monsieur de Clergerie à sa fille

« Tu ne sais rien du monde, tu n’en veux rien savoir, c’est tellement plus simple ! Ta mère prétendait déjà marcher à travers les chemins boueux avec la petite pantoufle de Cendrillon. Oui, il fallait que tu l’apprisses un jour ou l’autre, le monde n’est pas fait pour les anges. Je suis un catholique irréprochable, j’ai consacré une partie de ma vie à l’histoire de l’Église et je te dis : le monde n’est pas fait pour les anges. J’ajoute même : tant pis pour les anges qui s’y hasardent sans précaution ! Tu as beau me regarder de ce regard limpide ! Il est limpide parce qu’il n’a rien vu, rien pénétré. Chacun de nous a son secret, ses secrets, une multitude de secrets qui achèvent de pourrir dans la conscience, s’y consument lentement, lentement… Toi-même, ma fille, oui, toi-même ! Si tu vis de longues années, tu sentiras peut-être, à l’heure de la mort ce poids, ce clapotis de la vase sous l’eau profonde… Hé ! Que voudrait-on de nous ? Des choses impossibles. Il faut d’abord tracer la route, pas à pas, de l’enfance à la vieillesse, tâter chaque pouce de terrain, détendre les pièges, ramper, ramper, toujours ramper. Que diable ! Pour se faire entendre, reconnaître, on doit se mettre au niveau des autres, on ne parle pas debout à des gens couchés. Qui se redresse se voit seul tout à coup. Sommes-nous donc faits pour vivre seuls, je te demande ? Et d’abord, le pouvons-nous ? Ah ! ah ! ah ! oui : le pouvons-nous ? Je te disais que certains jours ton espérance , ton allégresse, ton invraisemblable sécurité me jettent hors de moi, m’enragent… C’est un sentiment bas, n’est-il pas vrai ? Des plus bas, hein ? Je suis sûr que tu le trouves bas ? Allons, réponds donc ! »

La Joie, Georges Bernanos