Lui

J’ai choisi cet appartement à cause de la vue. Je savais qu’elle pourrait poser son regard au loin. Elle fait ça, souvent : elle s’accoude aux fenêtres et fixe ses prunelles sur l’horizon. Quelquefois, ses yeux vitreux me glacent. Cela me rassure de penser qu’elle peut les coller ailleurs que sur moi.

Certains amis m’ont dit que c’était un peu étrange que je choisisse pour nous deux, qu’elle ne soit pas avec moi pour les visites, qu’elle ne demande même pas de photos. Pourtant, cela lui correspond plutôt bien. Ils la connaissent sans doute mal. En même temps, ils ne sont pas vraiment proches d’elle, ils l’ont rencontrée par mon intermédiaire.

Je me souviens de son sourire, la première fois qu’elle est entrée dans l’appartement. Je ne saurais pas trouver les mots justes pour le décrire ; c’est elle qui sait bien parler. Mais il y avait quelque chose de profondément doux dans la façon dont ses lèvres remontaient sur ses dents, comme si elle témoignait d’une sincère approbation. Je me suis concentré sur cette impression, j’ai fui son regard et pris sa main pour que nous fassions le tour du logement. Je crois avoir beaucoup disserté sur l’agencement futur des meubles et la possibilité d’installer un projecteur dans le salon. Je me souviens surtout de son silence. À la fin, nous étions près de la fenêtre qui donne loin, très loin, sur cette vue que j’avais choisie pour elle. Elle s’est approchée, elle a posé le bout de ses doigts sur la vitre. Je pouvais observer son profil sérieux, la profondeur inquiétante de ses yeux. « C’est très bien comme ça. » Son regard s’est posé sur moi.

Elle se lève toujours avant moi. J’essaie parfois d’être le premier dans la cuisine, celui qui prépare le café avant qu’elle n’arrive. Je n’y parviens pas. Une nuit, je l’ai trouvée debout devant la fenêtre du salon, absorbée dans sa contemplation. J’aurais pu m’approcher, lui demander pourquoi elle ne dormait pas, si elle avait besoin de quoi que ce soit. Si elle avait besoin de moi. Je n’ai pas osé. Je suis resté dans l’encadrement de la porte un moment, puis j’ai reculé sur la pointe des pieds. Depuis, je me demande si elle dort. Peut-être attend-elle sagement que le réveil sonne pour entamer sa ronde matinale et monotone.

La bibliothèque est le premier meuble que nous avons monté. Elle s’étale sur un mur entier. Nous avions joyeusement déchiré les cartons pour placer rapidement les livres sur les étagères. Ensuite, nous pouvions nous sentir « à la maison ». Elle avait insisté pour que les ouvrages soient classés par ordre alphabétique de titres. Elle riait en voyant le nombre de romans que nous avions désormais en deux exemplaires. « Nous sommes ici ensemble à présent. »

Lorsqu’elle dit « nous », une tendresse infinie me prend.

Elle le dit de moins en moins souvent.

Parfois, elle caresse les tranches des livres en passant. Elle murmure les titres. Elle s’attarde toujours devant les jumeaux, les examinant avec attention : autrefois, elle souriait ; maintenant, elle ne sourit plus.

Un matin, elle tenait ouvert dans ses mains un de ces romans qui nous ont unis, rapprochés l’un de l’autre comme si le gouffre nous séparant se comblait, comme si un lien cristallin se matérialisait entre nos âmes inquiètes. Ses lèvres bougeaient au rythme des mots qu’elle avalait. Cette silencieuse incantation la rendait fébrile. Je connaissais la question qu’elle se posait, je savais qu’elle y cherchait une réponse et je comprenais qu’elle ne la trouverait pas. Nous n’étions pas là, dans ces pages. Elle a refermé le livre en le claquant violemment. Elle m’a vu. Son regard glaçant devenait vitreux.

Je n’ai pas toujours eu peur pour elle. Je devinais l’abîme mais je croyais sa résistance plus forte. Cette énergie qui l’animait et l’emportait ne pouvait qu’être perpétuellement triomphante. Jamais un jour sans l’ombre d’une larme peut-être, mais combien d’éclats de rire, d’éclats de voix et d’éclats de cris couvraient ce désarroi ?

Je n’ai pas toujours craint ses yeux puisqu’ils brûlaient d’envie et de désir avant de se creuser d’obscurité. Jamais son cou ne se raidissait sous mes baisers et même une caresse rapide éveillait son malicieux sourire et habillait son regard d’étincelles obstinées.

Toujours, toutefois, j’ai tremblé de la colère que je devine en elle. Son visage parfois si doux peut se durcir en un instant. Ses sourcils se froncent, ses lèvres se pincent et ses paupières lourdement tombent sur ses yeux noirs. Le silence l’enveloppe et si elle lâche une parole elle ne peut qu’être assassine. Glaçante amante dont le sourire vainqueur me tue.

Cette violence, sourde, je sais qu’elle gronde un peu plus fort chaque jour ; alors dans ma course matinale contre la montre, je n’oublie pas de jeter un œil à travers la fenêtre du salon. Je veux voir la vue. Il faut que je me souvienne qu’elle peut poser son regard au loin, que c’est justement pour cela que j’ai choisi cet appartement. Cette pensée, jusqu’au soir, me console et me rassure. Non, elle me tient.

© Texte de Béryl Huba-Mylek

3 réflexions sur “Lui

  1. C’est rigolo, tu l’as posté quand je venais de lire Elle, et alors que je l’avais commencé, je n’avais pas eu le temps de le finir. « Lui » me donne envie de relire « Elle », de les comprendre davantage, de lire les incompréhensions entre les deux. Je n’ai qu’une chose à dire: j’en veux encore !! ^^

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