Roméo sans Juliette

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Émile Zeizig

En 2014, Nicolas Briançon avait présenté Roméo et Juliette au Théâtre  de la Porte Saint-Martin, dans une mise en scène très inégale. Éric Ruf fait de même aujourd’hui à la Comédie-Française. Plusieurs rapprochements peuvent être faits entre les deux visions de la pièce, surtout car les deux hommes ont choisi de « dépoussiérer » Shakespeare et d’insister sur le caractère comique de la pièce.

Il faut le dire, les Français ont encore bien du mal à s’approprier l’esprit du grand dramaturge anglais : les règles classiques voulues par Richelieu et imposées par Boileau dans L’Art poétique semblent n’avoir pas été tout à fait dépassées. Les acteurs amusent et jouent avec plaisir du vocabulaire coloré de William, mais lorsque le tragique arrive ils sont incapables de s’arracher aux rires des spectateurs. Roméo et Juliette est terriblement drôle et incroyablement triste. Il ne peut être seulement l’un ou l’autre. Force est de constater que malgré les efforts de certains acteurs, Éric Ruf se prend les pieds dans le chef-d’œuvre de Shakespeare.

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Émile Zeizig

Roméo a toujours eu mauvaise presse : amant mielleux et stupide, adolescent inconstant et ridicule, jeune homme irréfléchi et violent, il est souvent représenté comme un antihéros et comparé au mélancolique Hamlet. Joué par Jérémy Lopez, il devient dans cette mise en scène un être tempétueux et instable, bizarrement bien moins touché par la mort de Juliette que par l’indifférence de Rosaline. La jeunesse fébrile, l’étincelle passionnelle, le  désespoir fulgurant font défaut à ce Roméo hystérique et étonnamment désinvolte. Arracher Roméo aux clichés sirupeux dans lesquels il est noyé ne peut qu’être une lumineuse idée. Toutefois, rappelons que Roméo a dix-sept, et si « on n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans », on est néanmoins exalté et furieusement vivant.

De plus, contrairement à l’imagerie honteusement plaquée sur la tragédie, Roméo n’est pas seulement inconscient : le jeune homme refuse la haine, pousse ses amis à aimer, tend la main à Tybalt et se laisse même humilier pour éviter de meurtrières batailles. « Here’s much to do with hate, but more with love. » Roméo ne souhaite qu’aimer quand tout le pousse à haïr et à tuer. Jusqu’au meurtre de Tybalt, il se montre bien plus héroïque qu’Hamlet, et jusque dans la mort il demeure un respectueux et tendre mari. À Vérone, un homme doit être violent, spirituel, rieur et échauffé ; Roméo ne correspond pas à ce stéréotype. S’il est moqué par ses amis, il n’en reste pas moins que Shakespeare souligne en lui cette aspiration à la paix et l’harmonie.

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Émile Zeizig

Quant à Juliette, l’électron libre de la pièce, la tête pensante, la jeune femme insaisissable, ce n’est pas Éric Ruf qui en fera l’héroïne qu’elle devrait toujours être. Suliane Brahim reste la seule actrice sur scène capable de passer du rire aux larmes, mais elle crie, saute, hurle et jubile plus comme une enfant de huit ans qu’une amoureuse sensée de quatorze ans. « Sensée » ? La passion ne rend-elle pas fou ? Pas Juliette. Relisez donc la pièce : elle prévoit tout, pense à tout, se raisonne toujours seule.

D’ailleurs, le terme même de « passion » ne sied guère à l’union de Roméo et Juliette : Shakespeare en fait le seul mariage harmonieux et égalitaire de ses tragédies, détruit non de l’intérieur mais de l’extérieur. Qu’en est-il de la représentation de l’amour entre les deux amants de Vérone ? On dira qu’Éric Ruf s’est concentré sur la violence et l’aspect politique de la pièce pour excuser le manque de tendresse et de désir entre Roméo et Juliette. Toutefois, traiter de l’aspect politique sans clore la pièce par la triste réconciliation des Capulet et des Montaigu est une faute.

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Émile Zeizig

L’adjectif « hystérique » s’impose pour caractériser le jeu de l’ensemble du casting. Capulet passe du rire à la fureur si rapidement que le public s’amuse de l’humiliation violente qu’il inflige à sa fille, Mercutio ne cesse de jeter ses bras en l’air, les uns crient, les autres courent, aucune pause dans ce cycle infernal où les émotions paraissent annihilées.

Toutefois, reconnaissons à la mise en scène ses qualités. Les superbes décors évoquent Naples ou Palerme et la scène du balcon a rarement été si sobrement peinte. La scène où Juliette s’apprête à boire le poison qui la laissera comme morte reste l’une des plus belles idées d’Éric Ruf, empruntant aux films fantastiques une atmosphère inquiétante où la jeune femme apparaît comme le fantôme qu’elle deviendra bientôt. Les costumes de Christian Lacroix rappellent l’Italie des années 1930 où la violence était monnaie courante. Décors et costumes donnent l’impression qu’une chaleur caniculaire pèse sur la scène, rendant fous les jeunes chiens enragés de Vérone.

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Émile Zeizig

On saluera également le début de la pièce, enlevée et rythmée : musique et danse rappellent bien le théâtre élisabéthain où Shakespeare entendait d’abord, avant tout peut-être, divertir. Quelques partis pris intéressants peuvent être relevés, comme le dédoublement du personnage du prêtre en deux curés, parfaitement incarnés par Serge Bagdassarian et Bakary Sangaré, la place essentielle redonnée au chœur ou encore le lien qui se crée entre fiction et réalité lorsque les acteurs s’adressent au public.

Reste qu’il manque l’exaltation des sentiments à cette mise en scène dans laquelle Roméo et Juliette paraissent si peu unis. Rappelons que pour Shakespeare, l’amour est le remède à la haine. Juliette n’est pas responsable de la mort de Roméo, et que ce dernier n’est pas amoureux de la Mort mais de la Vie et de l’Amour. Surtout, insistons sur le fait que William mêlait le sublime au grotesque, le rire au désespoir, et citons ce cher Victor Hugo qui a tenté de suivre ses pas : « Shakespeare a la tragédie, la comédie, la féerie, l’hymne, la farce, le vaste rire divin, la terreur et l’horreur et, pour tout dire en un mot, le drame. Il touche aux deux pôles. Il est de l’Olympe et du théâtre de la foire. » Comédie, farce, rire divin, théâtre de la foire, oui : mais n’oublions jamais la tragédie, la féerie, l’hymne, la terreur et l’horreur et surtout, surtout l’Olympe.

© Béryl Huba-Mylek

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