Difficile d’ouvrir tout de suite le livre. On observe la couverture, l’enfant tournée vers la lumière, mais prisonnière dans un coin, comme résolument happée par les ténèbres. Elle se fond presque avec son ombre, cette frêle silhouette qui ne connaîtra pas la chaleur du lieu vers lequel son regard est tourné. Avant de se plonger dans le roman, on sait déjà que l’enfant a été assassinée.
Diana. Un prénom de princesse, « the people’s princess » comme Tony Blair la baptisa, Lady Di et sa destinée foudroyante et dramatique. Une institutrice ne peut s’empêcher de trouver étrange ce choix de prénom de femme sacrifiée pour baptiser cette petite fille ronde, mal habillée et éclopée qu’elle a eue dans sa classe, et qui fait désormais l’actualité. « Disparue ». La bouille tuméfiée de l’enfant la renvoie à son impuissance. Elle sait déjà, avant la découverte du corps, que Diana est morte.
Alexandre Seurat, avec beaucoup de pudeur, rapporte les témoignages des membres de la famille, de l’entourage, des responsables de l’enquête, impuissants ou gênés, de tous ceux qui n’ont pas su, ou pas pu, sauver la fillette des violences de ses parents. S’inspirant d’un fait-divers ayant défrayé la chronique, il refuse toutefois les détails sordides, la fascination malsaine pour le glauque, l’appel au sensationnalisme. L’écriture, claire, sobre, posée, empreinte à la tragédie l’idée de fatalité. Diana est une enfant, dès le début, sacrifiée. Le destin, implacable, avance contre elle, chaque tentative pour la soustraire à l’horreur parentale est avortée, retardée ou étouffée.
Si Alexandre Seurat refuse de donner la parole aux tortionnaires, c’est parce qu’il s’intéresse à ceux autour, ceux qui savaient et ont cherché à aider, ceux qui savaient mais n’ont pas eu le courage ou la clarté d’esprit nécessaire pour agir, ceux qui ont préféré ignorer, ceux qui ne pouvaient pas voir. Sans jamais juger les personnages, il décortique les mécanismes humains derrière la banalité de la lâcheté, et les démarches désespérées de certains qui s’écrasent contre la vacuité administrative.
L’écrivain choisit de mettre entre parenthèses ou en italique les paroles que les personnages rapportent. Parfois, toutefois, il retranscrit les paroles telles qu’elles ont été prononcées. L’irruption du discours direct dans les témoignages glaçants sonne toujours comme une alarme. C’est le moment où il fallait absolument agir, c’est le moment où quelque chose cloche. Ainsi, les cousins de Diana demandent à leur mère : « Qu’est-ce qui se passe maman ? »
La famille de Diana, et particulièrement la grand-mère et la tante, sont incapables d’agir, car des tensions anciennes gouvernent leurs relations. La tante estime que ce n’est pas « sa responsabilité ». Pourtant, c’est la première à voir, « alors j’ai vu » raconte-t-elle. Elle a vu un verre maladroitement renversé, elle a vu Diana emportée dans la salle-de-bain et subissant la punition de la « douche froide ». Le lecteur sent qu’elle est bouleversée, mais la situation lui paraît tellement invraisemblable qu’elle ne peut que dire : « Tu ne crois pas que tu y vas un peu fort ? » Ce à quoi sa sœur lui répond : « Et comment veux-tu qu’elle comprenne ? »
La tante choisit de couper tout lien lorsqu’elle assiste à la violence du père, qui assène des coups de poing sur son enfant. Cette fois, la tante s’exclame : « Mais ça va pas ? » La réponse du père confirme la logique terrifiante de la mère : « Il faut bien qu’elle comprenne. » La tante prend ses enfants sous le bras et part. Elle prévient sa mère. Le reste n’est pas sa responsabilité, « ce n’était pas à moi de le faire » se justifie-t-elle. La jalousie et le sentiment d’injustice qu’elle éprouve pour la relation entre sa sœur et sa mère la poussent à assurer que c’est à cette dernière d’agir. La mère n’a rien vu, mais on lui dépose sur les épaules le poids du savoir. Elle n’ose pas risquer de perdre contact avec l’enfant, elle tente maladroitement de faire parler Diana ou sa fille, et perd les deux lorsque les services sociaux s’en mêlent. La famille maternelle de Diana n’aura plus jamais de nouvelles. « Ce n’était pas à moi de le faire. » Mais alors, à qui ?
À l’institutrice, la mère de Diana avoue que sa fille ne l’embrasse jamais. La maîtresse trouve cette confidence étrange, puisque la fillette cherche au contraire sans arrêt à l’embrasser. Elle pose des yeux plein d’une irrésistible pitié sur cette enfant qui dit toujours « oui, oui », s’invente une vie où elle est gâtée chaque weekend par ses parents, et répète avec une mécanique bien huilée les excuses qu’elle a apprises par cœur pour expliquer ses multiples et invraisemblables blessures. Devant Diana, l’institutrice sent la faille, elle voit l’abîme qui se creuse derrière la fillette, mais elle ne comprend pas tout de suite, elle ne peut pas comprendre tout de suite, car la banalité de l’horreur la rend souvent invisible.
Lorsque les adultes à l’école comprennent ce qui se passe, ils interrogent le grand frère de Diana, aussi insaisissable que sa sœur. « Ça se passe bien pourquoi ça se passerait pas bien ? » Plus loin, il dira : « Ce n’étaient pas mes affaires, c’étaient celles de Diana. » Impossible d’en vouloir à ce garçon, privé de relation avec cette sœur un peu étrange, coupée de sa fratrie par ses parents. « C’est compliqué », l’expression revient souvent. « Dans l’hypothèse où Diana serait maltraitée, comment expliquez-vous qu’elle soit la seule ? » L’institutrice et la directrice de l’école se heurtent au médecin scolaire, qui trouve charmant le père, et croit à ses explications sur l’état de l’enfant. Quelques recherches sont faites auprès de l’hôpital où on soigne apparemment Diana de sa « maladie », mais la réponse arrive trop tard. Lorsqu’il est devenu évident que les parents mentent, que la fillette est battue par ceux qui devraient la protéger, la famille a plié bagages. La médecin scolaire se rassure : « D’autres s’en chargeront. On a fait de notre mieux. »
Les adultes se déchargent tous sur les autres. Ils ne savent que faire. La première directrice de l’école de Diana écrit ainsi à la seconde, après lui avoir fait part de ses doutes : « Bien sûr à présent cela relève de votre jugement. » Sa mauvaise conscience la travaille, mais une fois que la chose est dite, elle se sent dédouanée. Comme la tante, elle transfère le poids de l’horreur sur une autre. J’ai perçu le problème, j’ai vu la fracture, mais je n’irai pas dedans. Quelqu’un d’autre le fera à ma place. Ce n’est pas ma responsabilité. « Ce n’était pas à moi de le faire. » « C’est compliqué. »
Le nouvel instituteur, témoin des blessures de plus en plus graves sur le corps de Diana, et la directrice, ne tardent pas à prévenir la justice. Le bureau d’aide sociale à l’enfance et le procureur deviennent des témoins de l’histoire de Diana, de la tragédie de l’enfant abandonnée à la violence. Le médecin légiste qui ausculte la fillette voit bien que quelque chose cloche. Il doit remplir sa fonction, il ne doit pas interpréter, il doit rester aussi neutre que possible : « je suis allé aussi loin qu’il me paraissait possible vers l’intuition que j’avais qu’il y avait un problème. » Dans son rapport il écrit : « nous ne pouvons pas exclure des faits de violence et maltraitance. »
Les gendarmes décrivent leur malaise devant Diana. Ses « oui, oui » sonnent faux, son rire est terrifiant, c’est un « rire aigu », puis des « rires suraigus », décrits comme « pénibles » et « glaçants ». Alexandre Seurat caractérise les mots de Diana comme « pris d’un tremblement ». De son langage, on ne peut rien apprendre. Il a été trop manipulé, ses parents lui ont trop appris à cacher, à mentir. L’auteur rapporte très rarement directement les paroles de Diana. Quand il le fait, c’est toujours pour fissurer la page. C’est là, peut-être, qu’il fallait agir, qu’il fallait comprendre. À la question « personne ne te fait du mal, vraiment ? », Diana répond : « Sauf maman et mon papa ». Le témoin parle du vide dans la poitrine éprouvé à ce moment. Mais l’enfant se reprend : « Mon papa me tape pas et maman aussi. »
Les gendarmes ont la conviction que Diana est maltraitée. Mais c’est de faits dont le procureur a besoin. Pas de soupçons. La deuxième directrice apprend avec stupeur que « faute d’éléments suffisants, l’enquête est fermée. » Le silence s’installe. Mais c’est alors que Diana, qui a toujours joué avec les questions des adultes, qui a toujours cherché à se protéger tout en faisant éclater la vérité, décide enfin d’expliciter clairement ce qu’on attend d’elle. L’instituteur rapporte ainsi à la directrice qu’elle a dit, soudainement « qu’elle ne savait pas pourquoi, mais ce matin, sa maman l’avait tapée. »
Ensuite, c’est le trou noir. L’appareil administratif s’est mis en place, mais c’est trop tard. L’assistante sociale est lancée sur la piste de l’horreur, mais c’est trop tard. Les mots de Diana arrivent trop tard. Elle disparaît avec sa famille. Elle ne fera jamais sa rentrée dans sa troisième école. Son visage va bientôt apparaître dans les journaux et à la télévision. D’abord disparue, elle devient assassinée.
Diana est morte. Diana a été tuée par ses parents. Diana n’a pas été sauvée. Son frère raconte alors un peu. Mais il n’a pas grand-chose à raconter. Diana n’existe pas vraiment pour lui. Elle n’a pas eu le droit d’être sa sœur. Elle n’a pas eu le droit d’être une enfant, l’enfant des parents, une enfant parmi leurs enfants. Diana a-t-elle jamais existé ? Elle s’est inventée auprès des adultes impuissants autour d’elle. Elle a été inventée par ses parents. Elle a été cachée, puis tuée. Enfant non désirée, enfant qu’on voulait abandonner, elle a finalement été massacrée.
La première institutrice se rappelle. Diana avait dit : « Toujours parler avec mes parents ! » Elle se dit : « Quand j’y repense, peut-être que je m’étais méprise sur le sens de ces mots. Peut-être qu’elle ne protestait pas qu’on s’en prenne à nouveau à ses parents, mais qu’on les regarde encore comme des gens à qui parler. » Les mots ont déguisé la vie de Diana, les coups l’ont tuée. Alexandre Seurat lui rend hommage, même si ses mots sobres ne peuvent pas faire revivre « la maladroite ». Ils invitent toutefois à tendre l’oreille à l’enfant qui répète « Oui, oui. Je suis très maladroite. »
© Béryl Huba-Mylek
… pourquoi ? Pourquoi vit on dans une société où il est plus important de se demander qui doit agir plutot que de protéger. Toujours cette meme phrase qui revient sans arret, Mieux vaut prévenir que guérir. Et pourtant, personne ne l’a comprise…
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