L’Artiste et le psychanalyste

Critique écrite dans le cadre du Festival « Livres en Tête », qui se déroulera cette année du 25 au 28 novembre 2015.
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Avec Rudik, l’autre Noureev, Philippe Grimbert signe un livre sobre et intriguant, où il invente la relation particulière qui se crée entre le grand danseur russe et son fictif psychanalyste, Tristan Feller. Ce dernier, qui en de nombreux points rappelle le romancier lui-même, ne peut résister à la tentation d’entrer dans le monde fascinant de l’artiste capricieux. Il déroge plus d’une fois aux règles qu’un analyste doit pourtant respecter pour mener à bien sa mission : aider son patient. Noureev utilise souvent un intermédiaire pour gérer ses rendez-vous, il se montre colérique quand il s’agit de payer, il insiste pour que Tristan vienne le voir danser, et l’emmène même en tournée. Le docteur Feller résiste bien mollement. Il ne parvient pas à voir l’homme en face de lui, il est émerveillé par la légende.

Romancier et psychanalyste, Philippe Grimbert est également féru de danse. Dans ce nouveau roman, il mêle habilement ses trois passions. Il a rencontré plusieurs fois Noureev, danseur étoile, qui fut aussi directeur de l’Opéra de Paris. Toutefois, il ne livre pas ici une biographie de l’homme, mais plutôt une « variation » sur ce qu’aurait pu être l’analyse d’une star aussi insaisissable que Noureev. L’ouvrage est publié dans la collection « Miroir » de Plon, dirigée par Amanda Sthers, qui a pour ambition de « réinventer la vie de grandes figures de l’Histoire ». Donner une nouvelle image de l’artiste, découvrir une nouvelle facette de l’homme, ramener à la vie un personnage hors du commun. Philippe Grimbert réussit ce tour périlleux, il ranime Noureev sans le trahir, l’invente sans le déconstruire.

A l’origine peut-être du roman, cette question que Noureev a véritablement posé à l’auteur : « Dites donc, vous qui êtes psychologue, est-ce que vous pourriez m’expliquer pourquoi mes admiratrices les plus fidèles sont toutes obèses ? » L’écrivain accorde une grande importance à cette question sans doute lancée comme une boutade par Rudolf, et répond au danseur en lui écrivant un texte théorique sur le sujet. Ce dont il prend conscience, c’est du pouvoir de Noureev sur les autres. De son aura princière, il règne sans partage sur son entourage, plus souvent en tyran qu’en bon roi. Le psychanalyste, qui croyait être revenu des fascinations et adorations enfantines pour les héros surhumains, se retrouve à quémander l’attention du Dieu Rudik.

Tristan Feller succombe à l’emprise du colérique Noureev. Le personnage central du roman, c’est lui. Il ne mènera jamais la danse, et si plus d’une fois il tente de déstabiliser Rudolf, il ne sortira jamais vainqueur de ce face-à-face. Noureev peut-il réellement être analysé ? Constamment en alerte, il semble en duel perpétuel avec les autres, incapable de baisser les armes. Il tient avec fermeté à sa légende, et s’il ouvre quelquefois ses blessures, il ne laisse jamais Tristan les panser. Le psychanalyste échoue peut-être à aider l’artiste devant lui, mais il découvre aussi qu’il peut encore évoluer. Sûr de lui au début du roman, de sa position d’analyste parisien reconnu et couru, il réalise qu’il faut se réinventer à chaque nouveau patient. En se heurtant à la Star, la vraie, celle qui vampirise les autres et nous échappe perpétuellement, Tristan redescend sur Terre, plus humble, en paix avec lui-même peut-être.

Le roman devient ainsi une réflexion sur le pouvoir des icônes. Les personnalités narcissiques irritent profondément, mais étrangement les attitudes égocentriques sont acceptées chez les célébrités, voire même recherchées. L’adoration est un amour terrifiant, qui déshumanise l’homme ou la femme qui en est victime. Tristan n’aidera pas Noureev, pas plus que le médecin qui tente de le faire tenir debout, car la fascination les tient éloignés de lui. Rudolf, en fin de vie, est très malade. Il est atteint du Sida. Mais il traite ce mal avec le même dédain qu’il réserve aux êtres autour de lui. Jusqu’au bout, il façonne son propre mythe. Cela marche très bien. Plus il est odieux, plus les autres l’aiment. Plus ses demandes sont irraisonnables, plus son entourage s’empresse de les réaliser. Seules trois personnes semblent dignes de son amour : sa mère, Margot Fonteyn et Erik Bruhn. Il les évoque avec une grande pudeur, mais ne parvient jamais vraiment à laisser éclater sa tristesse devant Tristan Feller, à se libérer véritablement.

Bien que le récit soit fictif, une certaine amertume accompagne le lecteur à la fermeture du roman. Noureev restera dans l’Histoire de la danse. Homme insoumis, violent mais fascinant, il demeurera une étoile incontournable, un dieu dansant et fier qui ferait pâlir de jalousie les statues grecques. Mais comment ne pas trouver triste ce destin marqué par la solitude ? Consciemment ou non, Philippe Grimbert nous donne à sentir la douleur de cet être surtout incompris, si attaché à sa propre image, à sa propre mythologie, qu’il ne peut plus se livrer simplement, redescendre humblement parmi les hommes et s’adonner au plaisir simple d’être mortel. Star éternelle, mais fils oublié : lorsqu’il retourne enfin en Russie, après des années d’exil, pour faire ses adieux à sa mère mourante, il n’est pas reconnu. Célébrité partout, enfant oublié par celle qu’il aimait tant, mais qu’il a abandonné derrière lui. « Ona ne ouznala menya… She didn’t recognize me… Elle ne m’a pas reconnu. » A sa fille qui lui demande en effet si elle reconnaît Rudik, la mère répond : « Je n’ai pas de fils ». Pour être une étoile, il faut avoir été sacrifié. Ou, peut-être, se sacrifier soi-même.

© Béryl Huba-Mylek

Le site du Festival « Livres en Tête » : http://festivallivresentete.com/

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