Dans le cadre du Festival « Livres en Tête », qui se déroulera cette année du 25 au 28 novembre 2015, Philippe Grimbert a eu la gentillesse de répondre à quelques questions. Révélé au grand public après la publication du roman autobiographique Un secret, l’écrivain est d’abord psychanalyste. Dans son dernier ouvrage, Rudik, l’autre Noureev, il invente une relation entre le grand danseur russe et Tristan Feller, un fictif psychanalyste parisien qui rappelle souvent l’auteur lui-même. Sûr de lui, heureux de sa clientèle huppée et « artistique », Tristan Feller est désarmé face à Noureev. Pris de fascination pour ce personnage hors norme, il oublie une à une toutes les règles freudiennes qui permettent d’établir une respectueuse distance entre patient et psychanalyste. Se crée alors une relation éphémère et étonnante, source de questionnements sur lesquels Philippe Grimbert a jeté un peu de lumière.
Avant la publication de votre premier roman, La Petite robe de Paul, vous aviez déjà écrit des essais de psychanalyse. Quand est venue votre envie d’écrire de la fiction, et pourquoi ?
J’ai en réalité commencé par écrire des fictions avec le fantasme de publier le premier de mes romans à l’âge de 18 ans ! Mais je n’étais pas un écrivain précoce et mes ambitieux manuscrits ont été refusés ! J’ai donc fait un détour par des essais dans ma spécialité avant de recevoir enfin (et quelques décennies plus tard !) une réponse positive d’un éditeur (Grasset) pour « La petite robe de Paul.
L’histoire de votre famille vous a poussé vers la psychanalyse. Un secret était-il un moyen d’exorciser cette histoire ?
C’est la psychanalyse qui m’a permis d’exorciser cette histoire et de pouvoir la partager, la transmettre, avec la distance nécessaire. Pour résumer je dirais que ce livre n’est pas une psychanalyse de l’auteur mais que c’est la psychanalyse qui a permis à l’auteur de l’écrire…
Un secret et La Mauvaise rencontre ont été adaptés au cinéma. Est-il facile pour vous de voir ces films, n’est-ce pas étrange de regarder votre œuvre à travers les yeux d’un autre ?
Il y a un sentiment d’étrangeté dans la mesure où vous avez l’impression de rentrer dans l’imaginaire d’un lecteur et de voir quelles images votre livre lui a inspirées… Une expérience rare ! Chaque lecteur réalise en effet un film mental dont il est le décorateur, le metteur en scène, voire l’acteur ou le directeur de casting ! C’est pourquoi certains sont déçus par les adaptations… Cela m’est arrivé aussi, en tant que lecteur, mais en tant qu’auteur j’aime qu’un livre terminé ne m’appartienne plus et soit adapté (adopté !) par un autre qui le passe au filtre de sa sensibilité… En ce qui concerne mes livres je ne suis pas un père possessif. A condition toutefois qu’il n’y ait pas de contresens absolu !
Votre dernier roman met en scène la relation fictionnelle entre Noureev et son psychanalyste Tristan Feller. Reproduire le langage particulier du danseur a-t-il été un défi pour vous, comment vous êtes-vous réapproprié son langage ?
C’était même la part la plus complexe de la construction du roman. Le souci de vraisemblance qui fut le mien m’interdisait de faire parler Noureev de façon trop littéraire et fluide, puisqu’il ne s’exprimait pas du tout ainsi dans la vie (Philippe Grimbert a rencontré plusieurs fois Noureev, sa femme ayant été l’assistante du danseur à l’Opéra de Paris) ! J’ai donc opté pour un moyen terme, un compromis qui m’a permis, j’espère, de me tirer élégamment de cette difficulté. J’ai respecté le « sabir » dans lequel il s’exprimait en lui donnant, dans l’écho qu’en recueille l’analyste, une dimension littéraire…
La relation que vous inventez entre les deux personnages n’a-t-elle pas quelque chose à voir avec l’amour ?
Bien sûr, mais avec une forme d’amour bien spécifique, que Freud a appelé l’amour de transfert. C’est une expérience que traversent tous ceux qui s’allongent sur un divan, dans laquelle l’analyste devient le support de tous les sentiments passés et ressent lui-même, en retour, ce qu’on appelle le contre-transfert. Il y a, dans ce roman, un petit quelque chose en plus dans la mesure où le psychanalyste Tristan Feller est réellement troublé par ce personnage hors du commun, qui l’amène à transgresser un certain nombre de règles de la profession…
Votre roman traite moins de la souffrance du danseur que de la fascination du psychanalyste pour Noureev. Dès lors, Tristan Feller peut-il vraiment aider son patient ?
Ce qui m’intéressait en effet dans la situation était de confronter les deux « ego » et d’imaginer ce que donnerait ce duel. La fascination de l’analyste pour son célèbre patient l’amène à accepter nombre de situations contraires à sa déontologie. Mais il faut bien dire que chaque nouveau patient entraîne le psychanalyste dans une nouvelle aventure qui va l’amener à inventer, à se laisser surprendre, à donner à chaque cure une tonalité différente. Il ne s’agit surtout pas d’appliquer une grille uniforme de déchiffrage ni d’adopter une attitude stéréotypée. Je pense donc que la seule façon d’aider une telle personnalité aurait sans doute été hors normes… Faute de quoi le danseur aurait immédiatement interrompu la cure !
La véritable langue de Noureev est la danse, mais vous le mettez en scène à un moment de sa vie où elle ne lui permet plus de se libérer. Pensez-vous que l’écriture et la parole ont aussi des limites ?
Je dis souvent que si les mots pouvaient tout dire, la musique n’existerait pas, ni la danse, ni toute autre forme d’art. Quand le langage de la danse commence à manquer, pour des raisons d’âge et de maladie, à celui qui en avait fait son moyen d’expression privilégiée, il n’est pas inimaginable qu’il se tourne vers la parole comme dernier recours…
En tant que psychanalyste, vous estimez que la parole peut soigner. Qu’en est-il de l’écriture, a-t-elle pour vous la même fonction, vous permet-elle de vous libérer ?
La parole écrite a ceci de singulier qu’elle permet, outre la libération, la transmission et le partage. Lorsque, dans le cours d’une analyse, surgit une difficulté spécifique, il m’arrive de conseiller à mes patients de tenter de la coucher par écrit. Paradoxalement, cet outil de partage permet aussi de se recentrer sur soi. Pensez au journal intime, par exemple !
Vous écrivez dans votre roman que « tout souvenir est fiction, récit imaginaire dont nous sommes les auteurs ». Serions-nous tous des écrivains ?
Incontestablement nous sommes tous romanciers de notre propre histoire, à notre insu, tant nos souvenirs sont imprégnés d’imaginaire et pas du tout, comme nous avons tendance à le croire, fondés sur du réel. Ce dernier n’est que le support d’une reconstruction qui, au fil des années, s’enrichit de détails et d’événements, à la manière d’un manuscrit sans cesse retravaillé !
Propos recueillis par Béryl Huba-Mylek.
La critique du roman sera bientôt en ligne, sur le blog mais aussi sur le site du Festival « Livres en Tête » : http://festivallivresentete.com/