Rapprocher L’enfance d’Ivan, premier film d’Andrei Tarkovski, de Récit d’un propriétaire, oeuvre souvent jugée mineure d’Yasujirô Ozu, peut laisser perplexe. Quel rapport entre le film pro-soviétique du grand réalisateur russe, et celui burlesque et plus anonyme du non moins grand réalisateur japonais ? La guerre, évidemment, et l’enfance ; le hasard, surtout, qui fait découvrir en une semaine deux histoires que jamais autrement nous n’aurions pensé à réunir. Les quinze années qui séparent les deux films sont loin d’être la différence majeure entre le tragique et flamboyant L’enfance d’Ivan, et le drôle et bouleversant Récit d’un propriétaire. Ivan, enfant monstrueux et martyr, est plongé dans une guerre violente dont il ne ressortira pas vivant. Tarkovski le magnifie, reprenant l’iconographie religieuse pour le mettre en scène. Kohei quant à lui se montre silencieux, pleureur, boudeur, enfant mal dégrossi errant dans le Japon dévasté d’après-guerre. Ozu le filme avec toute la tendresse mordante qu’il a pour ses personnages.
L’enfant est un sujet déroutant, qui ne cesse de nous échapper. Deux grandes représentations s’affrontent : l’enfant innocent, pur et bon, et l’enfant fondamentalement mauvais, cruel et pervers. Un homme qui violenterait un enfant serait considéré comme le Mal absolu, seul un être diabolique peut lever la main sur un être angélique. Pourtant, ne dit-on pas souvent qu’il suffit de regarder les comportements des petites têtes blondes dans un bac à sable pour comprendre les conflits sanglants dans lesquels les adultes se jettent ? Agneau innocent ou lionceau rugissant ? Reste que face aux grands, il n’a généralement pas les moyens de se défendre. Pour dénoncer la guerre et ses horreurs, rien de tel que l’enfance meurtrie, volée, détruite. Ivan a perdu son innocence, la tragédie est inscrite dans ses grands yeux puissants qui dévorent son petit visage triste. Kohei au contraire affronte la misère et la lâcheté humaine avec sa bouille ronde de garçon bougon.
Ivan apparaît à l’écran en pleine lumière, torse nu, libre. Il semble communier avec la nature autour de lui. Il sourit, heureux. La musique se fait alors particulièrement inquiétante, et l’enfant, en riant, se met à monter vers le ciel. Scène étonnante à l’ambiance angoissante, qui annonce la destruction de ce rêve d’innocence. Le petit garçon blond et chétif retrouve sa mère après cet envol surréaliste. Il plonge son visage angélique dans le seau d’eau qu’elle porte. Il relève ensuite ses yeux doux vers elle, tranquillement souriante. Retentissent alors des coups violents, une mitraillette en colère interrompt le songe. Et Ivan se réveille. Dans son regard, pas d’amour, pas de douceur, juste la peur et une petite flamme qui brûle, une petite flamme qui dit la résignation et la haine.
Ivan, perdu dans des vêtements trop grands pour lui, fuit les coups de feu de l’armée ennemie. Il s’enfonce dans une eau sale et croupissante, d’où émergent de minces bouleaux incapables de le protéger. Vers la fin du film, une autre scène fera écho à celle-ci : deux soldats russes attendent, l’angoisse au cœur, le retour de l’enfant qu’ils ont envoyé à la mort. Ivan disparaîtra dans cette forêt clairsemée d’arbres chétifs, dans cette eau sale qui ne peut pas laver les âmes. Lorsque le film s’ouvre, Ivan est en sursis, mais il est déjà condamné. Il court, il se faufile, il rampe. Il tente de se faire une place dans cet univers qui, comme ses vêtements, n’est pas à sa mesure. Mais il est entraîné dans un conflit auquel il ne devrait pas être mêlé, nourri d’une haine qu’un enfant ne devrait pas connaître.
Ivan devient cruel, Ivan devient inquiétant, Ivan devient monstrueux. Mais il ne peut pas surpasser la folie des adultes autour de lui. Même dans l’horreur, il ne peut cesser tout à fait de jouer. Privé par les officiers russes du combat guerrier auquel il voulait se livrer, Ivan se retrouve enfermé seul dans une pièce. Muni d’une lampe torche et d’un couteau, il joue à chasser l’ennemi. Il lit sur les murs les derniers messages de Russes massacrés par l’armée allemande. Il voit les visages des victimes. Il sonne une cloche comme il sonnerait le glas annonciateur de la mort des Allemands. Il s’imagine encerclé, puis face au tueur de sa famille. Sans doute est-ce ainsi qu’il faut prendre ce tête-à-tête de l’enfant avec un uniforme accroché au mur, auquel il crie : « Tu crois que je ne me souviens pas ? Ce sera moi ton tribunal ! Je vais te… Je vais… » Le jeu s’arrête là. Ivan ne peut pas continuer. Il tombe au sol, accroupi, et pleure. Tarkovski filme alors une image de la Vierge Marie, une croix orthodoxe, et les bombes qui anéantissent tout. Ivan pleure la fin de l’espoir pour lui. Même sa vengeance, il sait qu’il ne pourra pas l’accomplir.
Les soldats autour d’Ivan décident qu’il ne peut pas se battre, mais c’est pour mieux l’envoyer dans une école militaire où il apprendra à tuer. Ivan ne comprend pas. La guerre, c’est maintenant. S’il peut aider, c’est tout de suite, pas demain lorsqu’il sera trop tard. Mais de toute façon, il est déjà trop tard. La famille d’Ivan a été décimée par la cruauté des nazis. Son innocence dépecée, son enfance tuée. Les officiers russes autour de lui tentent maladroitement de devenir des parents. Ils l’enlacent comme pour se réchauffer à son cœur glacé. Ils le traitent comme un petit, comme pour s’assurer que l’enfance est encore cachée quelque part en Russie, qu’ils ne se battent pas pour rien. Terrifiants parents qui envoient pourtant le garçon à sa mort. Pro-soviétique, le premier film de Tarkovski ? Khrouchtchev ne s’y est pas trompé, qui l’a déclaré non conforme à la vérité historique, une façon de dire qu’il n’y a pas trouvé l’apologie de l’armée rouge qu’il cherchait. Ivan n’est pas un petit soldat courageux qui sauve l’honneur de son pays. C’est un enfant sacrifié sur l’autel de la folie humaine.
Les images religieuses abondent. Certaines paroles d’Ivan font frémir, sa haine des Allemands effraie, sa détermination à tuer glace le sang. Mais Tarkovski n’oublie jamais de nous le montrer comme un enfant, et le peint en martyr. Nu, Ivan n’est qu’un petit être maigrelet, tremblant. Lorsqu’il s’endort, épuisé par son périple, un soldat à peine plus âgé que lui le porte à son lit. Ivan paraît alors si fragile, prêt à disparaître. Ses rêveries angoissantes, qui peuplent le film, rappellent le passé heureux, la petite sœur avec laquelle il croque des pommes et court sur la plage, la mère nourricière qui le réconforte d’un sourire caressant. Le père brille par son absence, comme si l’homme n’avait pas de place dans ce paradis de l’innocence et de la liberté. La mer s’étend devant lui, et Ivan semble courir sur elle, Jésus sacrifié par les siens, innocent et rieur, tendant sa main vers le soleil comme pour le saisir. Ce doux songe clôt le film, mais le spectateur sait qu’Ivan a été exécuté, comme un adulte, par les Allemands.
Pour Jean-Paul Sartre, L’enfance d’Ivan dénonce la création de monstres en temps de guerre. Tarkovski, méfiant à l’égard des critiques, pensait que le philosophe avait quelque peu surinterprété son oeuvre. Ivan n’est pas un monstre, même s’il se montre inquiétant. Le spectateur retient moins le masque grimaçant de l’enfant que son sourire rêveur et son rire éclatant. La haine d’Ivan contraste avec son physique angélique, le sang qu’il veut verser n’est jamais montré, seules ses larmes coulent abondamment. Le petit héros brisé nous rappelle surtout que les conflits violents dénaturent les êtres. Il n’existe pas une balance avec d’un côté la paix, de l’autre la guerre. L’homme contre l’homme, ce n’est pas naturel. La guerre est le chaos. Elle ne peut jamais être l’ordre. Elle ne crée pas, puisqu’elle détruit. Elle n’est jamais que l’anéantissement de ce qui rend l’homme capable d’affronter les lendemains : l’espoir et l’innocence de l’enfance.
Dans Récit d’un propriétaire, Ozu met en scène le Japon d’après-guerre. Le réalisateur, contrairement à Tarkovski, s’intéresse peu aux tragédies violentes et magnifiées. Il s’attarde plutôt sur le quotidien des êtres dits ordinaires. Difficile d’imaginer Kohei cracher sa haine des Américains, impossible de le voir saisir un couteau pour trancher des gorges, invraisemblable de le supposer monstrueux ou martyr. Kohei offre à la caméra sa petite bouille ronde, sa moue boudeuse, et semble s’excuser constamment d’être là. Il promène son regard incertain sur un monde hostile, sans jamais pourtant y renoncer.
Il apparaît pour la première fois aux côtés d’un homme quelque peu ennuyé, qui explique à son ami que l’enfant l’a suivi. Personne ne s’en étonne vraiment. Les enfants abandonnés ou orphelins, errant ici ou là, font partie du paysage japonais. Ozu peint ainsi subtilement les dégâts du conflit, et son film parfois burlesque, souvent cruel mais toujours tendre, dénonce moins le sacrifice des innocents que l’indifférence des survivants. Les adultes du film se passent le petit garçon comme un lourd fardeau qu’ils n’ont pas la force de traîner derrière eux. Pourtant, le réalisateur n’en fait pas de monstrueux êtres sans cœur, insensibles aux malheurs des autres. Seulement des enfants à la rue, il y en a à la pelle, et personne ne semble rouler sur l’or. Les personnages acceptent avec une certaine nonchalance cette fatalité qui a fait d’eux les grands perdants de la guerre, dont ils ne parlent jamais clairement.
Le sort de Kohei est réglé au jeu de la courte paille. La veuve Otane est ainsi chargée de retrouver le père du petit garçon. Elle peste, râle, et maudit celui qui lui a refourgué un tel benêt. Le petit bonhomme ne dit rien. Pour autant, il n’est pas vraiment prostré dans le silence ; il semble plutôt attendre le bon moment pour prononcer un son, comme s’il savait qu’il devait se faire accepter, qu’il lui fallait apprivoiser cette femme qui ne cesse de tourner vers lui une mine ridiculement renfrognée. Les recherches se révélant infructueuses, Otane emmène le petit garçon au bord de la mer. Assise sur les dunes, elle lui explique calmement que son père est un homme sans cœur, un homme mauvais qui a abandonné son fils. Kohei ne dit rien. Il mange sagement les boules de riz que la veuve lui tend. Otane tente ensuite, lâchement sans doute, de se débarrasser de l’enfant. Elle l’envoie récolter des coquillages pour les voisins et prend la poudre d’escampette.
Scène cruelle, mais Otane n’est pas mauvaise. Simplement, que faire de cet enfant ? Elle n’a jamais élevé un petit. Et puis, ce n’est pas le sien. Le discours sur le père s’adressait plus à elle-même qu’à Kohei. Elle tentait de se convaincre qu’elle n’était pas la méchante de l’histoire. Ce n’est pas de sa faute, à elle. Le garçon a un père vivant, qui a froidement laissé son fils derrière lui. Elle ne lui doit rien, elle, à ce gamin. Pourquoi devrait-elle assumer cette charge ? Mais Kohei la rattrape, il court derrière elle de toutes ses forces. Il ne pleure pas, il ne lui reproche rien, il ne semble pas blessé non plus. Il la suit jusque chez elle, apparemment insensible à son regard noir qui ne trompe plus vraiment personne. Kohei résiste. Il insiste, par sa simple présence.
Otane rabroue le garçon, se moque des clous qu’il ramasse et dont il remplit ses poches, en espérant pouvoir les donner un jour à son père. Mais à son amie qui passe la voir, elle parle de l’existence difficile des enfants de leur temps. Les deux femmes se rappellent leur propre enfance, et évoquent leur insouciance. Leurs souvenirs, leur bonheur facile, elles constatent que les enfants d’après-guerre en sont privés. Ozu filme cette conversation avec la simplicité qui le caractérise : pas de pathos, pas de musique, et Kohei en arrière-plan qui grignote la friandise qu’on vient de lui offrir.
Les mimiques comiques de la veuve et de l’enfant qui forment un couple improbable et attendrissant, les situations burlesques et l’apparente légèreté des dialogues, ne cachent pas une sombre peinture du Japon. Un simple tuyau de caoutchouc coûte une fortune, les déchets s’amoncellent dans les rues, et Kohei, sans doute à cause de cauchemars que le spectateur ne peut qu’imaginer, s’oublie à deux reprises dans son lit en pleine nuit. Otane expose le matelas taché dehors pour le sécher, mais ce n’est pas simplement la honte d’un enfant qu’on montre à tous, c’est la peur qui le dévore sans qu’il l’avoue. Kohei se raccroche à Otane car il est seul au monde. Lorsqu’elle le gronde, persuadée qu’il a mangé une sucrerie qu’un autre a dérobée, il reste obstinément muet. Otane s’emporte devant tant d’entêtement, et se sent bien honteuse quand elle comprend son erreur. Rien n’y fait alors, Kohei se met à pleurer à chaudes larmes, ce qu’il n’avait encore jamais fait. Elle lui donne de quoi se régaler, ne sachant comment réparer sa faute, et il mange sans pouvoir calmer son chagrin.
Kohei n’est pas un enfant dénaturé par la guerre, il ne s’effondre pas dans le désespoir puissant qui caractérise Ivan. Il pleure comme un enfant, s’arrêtant parfois pour souffler, reprenant ensuite ses tristes gémissements. Le spectateur sourit, car Otane est gênée, car l’enfant a quelque chose d’un peu ridicule. Mais ce garçon qui croit avoir été abandonné expose sa tristesse pour la première fois. Il a toujours essayé d’être bien sage, il a retenu sa petite voix prisonnière bien longtemps, il a suivi Otane comme un chiot perdu, cherchant à tout prix à se faire accepter. Il a eu peur de s’oublier la nuit, et puis il s’est oublié. Il s’est fondu dans le paysage, il a entendu les paroles dures proférées contre son père, il a tout supporté. Enfin, il cède au chagrin. Comme tous les enfants, il le fait après avoir été grondé. Comme tous les enfants, il semble en rajouter.
Kohei disparaît ensuite. Il fallait cette absence pour qu’Otane réalise à quel point elle s’était attachée à l’enfant. Elle le cherche partout, fébrile. Lorsqu’il revient, elle le traite enfin avec l’affection qu’il attendait. Commence alors le conte de fées : Otane lui donne les meilleures boules de riz, elle l’invite au zoo, elle immortalise leur bonheur en l’emmenant chez le photographe, elle lui achète des livres. Mais le père revient. Il n’avait pas abandonné son fils, il l’a cherché sans cesse. Kohei est arraché à Otane. L’enfant retrouve son père avec la simplicité qui le caractérise. Il ne semble pas étonné. Il n’a jamais vraiment cru que son père l’avait abandonné. Il a tranquillement ramassé des clous pour lui, et le voilà revenu. Il quitte Otane avec cette même simplicité un peu cruelle, oubliant presque de lui dire au revoir. Un enfant, innocent et insouciant, qui ne réalise pas la détresse de la vieille femme, qui ne sait pas qu’il devrait dire adieu. Ozu clôt cette comédie humaniste sur le discours un peu trop appuyé d’une Otane repentante. Mais la dernière image est celle d’enfants abandonnés réunis dans le parc, qui n’attendent qu’une âme attendrie pour leur tendre la main.
Kohei est-il un miraculé ? Tout le monde croyait son père mauvais et lâche, alors qu’il cherchait partout son fils. La conduite du garçon semblait aux autres naïve, mais n’était finalement qu’innocente, symbole de cette foi immense que les enfants peuvent placer dans les grands. Ivan ne pouvait plus se raccrocher à la vie, car il avait perdu cette confiance aveugle en l’adulte. Trop tôt spectateur des atrocités commises par ses aînés, le garçon russe avait abdiqué tout espoir. Tarkovski offre à son héros un paradis coupé du monde des hommes, mais lui refuse la possibilité d’être vraiment sauvé. Ozu, lui, récompense son enfant. La guerre dévaste, la guerre écrase, et elle enterre l’enfance. Mais la guerre cesse aussi. Des victimes innocentes continueront de tomber. Ivan n’est pas le dernier des enfants sacrifiés. Mais d’autres Kohei rentreront tranquillement chez eux en tenant la main de leur père, comme si rien n’était plus normal. Car rien, en effet, n’est plus normal.
© Béryl Huba-Mylek