L’homme est un miracle sans intérêt. Jean Rostand.
Jean Rostand, fils d’Edmond, auteur du célèbre Cyrano de Bergerac, publie Pensées d’un biologiste en 1954. Presque dix ans après la fin de la seconde guerre mondiale, la population avance en fermant un peu les yeux sur l’horreur des camps de concentration, sur l’horreur de la bombe atomique, tremblante à l’idée que ce nouveau conflit qui s’installe et divise le monde en deux clans puisse mener à de nouveaux carnages – ce qui se passe en effet. Les écrivains se plongent dans l’absurde, car seul l’absurde semble pouvoir dire l’impensable, l’innommable ; Théodor Adorno le dit bien, « après Auschwitz, écrire de la poésie est barbare ». La religion paraît avoir échoué, Nietzsche est passé en déclarant « Dieu est mort », Marx a affirmé que « la religion est l’opium du peuple » ; et après l’utilisation du Zyklon B et de la bombe atomique, la science cesse d’être une source d’espoir. L’humanisme peut difficilement défendre les récentes actions humaines. Le néant ouvre grand sa bouche, et l’Être Humain se jette dedans.
Les pensées du biologiste sont imprégnées du pessimisme de cette époque. Une vision noire qu’il est aisé d’appliquer aujourd’hui, tant la planète semble une marmite prête à chaque instant à exploser et imploser tout à la fois. Pour autant, si Dieu est mort la religion ne semble pas Le suivre dans Sa tombe. Toujours aussi plurielle, elle continue de diviser, même si elle peut aussi rassembler, sans doute. Quant à la science, qui faisait trembler hier, elle a pris le contrôle de nombreuses vies en se parant du déguisement de la technologie. Jean Rostand sentait que l’Etre Humain serait capable de tout, d’absolument tout. Il voyait déjà Neil Armstrong marcher sur la Lune. Il voyait aussi l’antidote au cancer, la longévité toujours plus étonnante, la maîtrise impressionnante des sciences. Mais il n’avait pas imaginé l’avènement d’Internet, ni l’Etre Humain accueillir à bras ouverts un monde de surveillance mieux huilé et plus terrifiant encore que celui peint dans 1984. La créature contrôlant le maître, avec l’approbation de ce dernier. Enfin.
Les hommes n’ont toutefois pas attendu le XXème siècle pour souffrir d’eux-mêmes. Publié à titre posthume en 1671, l’essai Pensées de Pascal, qui a visiblement inspiré Jean Rostand, n’est pas dénué d’angoisse. Inachevée, l’oeuvre devait être un éloge de la religion chrétienne, une preuve de foi envers Dieu et une de Ses religions. Toutefois, les citations les plus célèbres expriment bien souvent le doute : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. » Certains chercheurs tendent à affirmer que Pascal fait ici parler l’incroyant. Peut-être. Mais le fameux « Pari de Pascal » repose davantage sur des statistiques qu’une foi inébranlable en Dieu. Tâchons un peu, à l’heure où la Fin des Temps nous est promise par tous, de tous côtés, de voir ce qu’est l’Etre Humain dans les Pensées du philosophe janséniste, et dans celles du biologiste pessimiste, juste pour se perdre un peu dans l’esprit d’autres que soi.
L’Etre Humain dans l’Univers
Jean Rostand se fait résolument scientifique, analysant l’Etre Humain en tant qu’espèce animale, se penchant sur cette créature comme un extraterrestre ironique le ferait, une sorte de Micromégas virulent : « L’être humain, ce petit-fils de poisson, cet arrière-neveu de limace, a droit à quelque orgueil de parvenu. » Remis à sa place dans la longue lignée des espèces, donc. Pas de créationnisme ici, l’Etre Humain n’est pas choisi, il n’est pas spécial, il n’est pas élu. Pascal aussi donne des leçons d’humilité aux hommes : « […] je ne suis pas un être nécessaire. » Toutefois, le philosophe relativise cette petitesse individuelle : « Je ne suis pas aussi éternel ni infini, mais je vois bien qu’il y a dans la nature un être nécessaire, éternel et infini. » Quelque chose dépasse donc l’Etre Humain ; il y a, finalement, de l’espoir, une sorte d’éternité qui doit apaiser les hommes.
Pour Jean Rostand, nous avons le droit d’en douter : « Tout ce à quoi il tient, tout ce à quoi il croit, tout ce qui compte à ses yeux a commencé en lui et finira avec lui. » L’homme n’est rien, et il ne restera rien de lui après sa mort. Le biologiste s’adresse peut-être à Pascal lorsqu’il écrit : « Rien de touchant comme l’effort désespéré de tant d’esprits pour trouver coûte que coûte un sens à l’existence humaine. » Pascal disserte en effet sur la façon dont cohabitent l’infiniment grand et l’infiniment petit. Pour lui, l’Etre Humain doit trouver du réconfort dans l’idée que ces infinis ne peuvent pas être compris par la petitesse de son esprit. L’effroi face au néant et à l’immensité se transforme en admiration pour ce Dieu caché qui nous dépasse. Jean Rostand y verrait un « effort désespéré » pour calmer l’angoisse. La Terre n’est qu’un « misérable grain de boue » dans l’univers. « L’espèce humaine passera, comme ont passé les dinosaures et les stégocéphales », seules les ténèbres sont pour lui infinies.
L’intelligence humaine, source de désespoir
Pascal affirme qu’il ne tient « qu’à connaître mon néant ». Ce gouffre pour Jean Rostand ne peut jamais être compris. L’Etre Humain s’y perd, se débat, et ne peut en ressortir qu’illusionné ou désespéré. Résolument scientifique, il n’en reste pas moins persuadé que la science ne fait que valider l’angoisse : « La science n’a guère fait jusqu’ici, on doit le reconnaître, que donner à l’homme une conscience plus nette de la tragique étrangeté de sa condition, en l’éveillant pour ainsi dire au cauchemar où il se débat. » Réfléchir, penser, ce n’est plus simplement être, c’est être désespéré. La réflexion mène à l’effroi, l’intelligence à l’angoisse. Ce qui pousse le philosophe à croire que l’Etre Humain peut être sauvé devient pour le biologiste une maladie incurable : « Le cerveau humain : monstrueuse tumeur de l’univers, où, telles des cellules malignes, prolifèrent sans frein les questions et les angoisses. »
Pascal reconnaît que la réflexion humaine mène à l’angoisse, et il écrit qu’il « admire comment on n’entre point en désespoir d’un si misérable état ». Comme le biologiste, il constate que l’Etre Humain tente de trouver un sens à son existence en s’attachant à n’importe quoi : « ces misérables égarés, ayant regardé autour d’eux et ayant vu quelques objets plaisants, s’y sont donnés et s’y sont attachés. » Le divertissement éloigne de « son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide ». Le philosophe, se posant la question du temps, réalise aussi que l’Etre Humain ne sait pas vivre l’instant présent : « Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours, ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt, si imprudents que nous errons dans les temps qui ne sont point nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient, et si vains que nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. […] Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux il est inévitable que nous ne le soyons jamais. » L’Etre Humain est en fuite constante, car réfléchir c’est souffrir. Il échappe à sa vie en se réfugiant dans les méandres de son esprit.
La souffrance éternelle de l’Etre Humain
Jean Rostand peint un monde effrayant, avec les yeux ironiques d’un homme que l’angoisse étreint. Pessimiste convaincu, il déplore que « le monde qui l’entoure ne lui propose que le spectacle d’un morne et stérile charnier où éclate le triomphe de la force brute, le dédain de la souffrance, l’indifférence aux individus, aux groupes, aux espèces, à la vie elle-même ». L’Etre Humain souffre de sa condition même, de l’étrange don, peut-être malédiction, de l’intelligence, mais aussi de sa nature qui semble le pousser à s’autodétruire. En souffrance à l’intérieur, il ne peut pas trouver de réconfort à l’extérieur, puisque le monde est en constant conflit : « L’éternel refrain de l’humanité : encore un petit massacre, et tout ira pour le mieux… »
Le biologiste en vient alors à se demander : « Sans jamais s’interrompre, comment fait-elle donc, la souffrance, pour toujours renaître toute neuve ? » Non seulement l’Etre Humain est voué à la douleur, mais il est impossible de s’habituer à cet état éprouvant. L’angoisse, le néant, le chaos des guerres répétitives… et la mort de ceux qu’on aime : « Que le dernier acte soit « toujours sanglant » passe encore ! Mais qu’il ait fallu, pendant toute la comédie, recevoir le sang des autres victimes… » Voilà bien l’élément ultime de l’absurde condition des hommes, la cerise sur le gâteau de l’éternelle souffrance humaine. Et lorsque les êtres aimés disparaissent, la machine infernale continue : « D’abord, nous voulons échapper au souvenir, et puis c’est le souvenir qui nous échappe. » Le supplice de la mémoire, l’incessant cinéma des moments à jamais perdus nous assaille contre notre volonté ; mais lorsque l’Etre Humain veut accéder au passé, alors le cerveau se trouble. L’affliction domine les hommes, le chagrin emprisonne les âmes.
La Dignité Humaine
Le biologiste voit d’un mauvais œil la créature humaine. Même le pardon devient une preuve de sa faiblesse : « Ce ne sont pas les bassesses des hommes qui sont ignobles, mais les manières dont ils savent se les faire pardonner. » Toutes les petites lâchetés, les petites meurtrissures, les petites trahisons qui avilissent l’Etre Humain, détériorent les relations, chaque être les accepte comme une fatalité et pardonne, à sa façon. Décidément, pour Jean Rostand, nous ne nous en sortons jamais. Pascal aussi reconnaît la bassesse humaine, dont la pensée « est grande par sa nature » mais « basse par ses défauts ».
Mais le philosophe, dont le regard demeure toujours intransigeant, refuse pourtant de tomber dans la dépréciation totale et aveuglée de l’Etre Humain. « L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. » Source d’angoisse, la conscience que l’Etre Humain a de sa condition reste sa plus grande qualité : « Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser ; une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue puisqu’il sait qu’il meurt et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien. Toute notre dignité consiste donc en la pensée. » Il résume même : « Pensée. Toute la dignité de l’homme est en la pensée. » Camus, peignant l’absurdité du monde, assure aussi que la dignité de l’Etre Humain ne doit pas être négligée, qu’elle se trouve dans cette conscience que les hommes ont du monde. C’est au nom de cette même dignité que Morel, héros du roman Les Racines du Ciel de Romain Gary, se bat en Afrique contre les tueurs d’éléphants.
Il y a donc bien quelque chose à sauver en l’Etre Humain, quelque chose à admirer, peut-être plus que cet infini qui fascine et effraie Pascal. Shakespeare écrivait : « Nous sommes faits de la même étoffe que les songes ». Qu’est-ce que le songe, si ce n’est la vie ? Pascal l’assure également, réfutant l’idée de Montaigne selon laquelle le sommeil s’apparente à la mort : « Le sommeil est l’image de la mort, dites-vous ; et moi je dis qu’il est plutôt l’image de la vie. » Citons ainsi les derniers vers du sonnet « C’est un songe… » de Jacques de Vallée des Barreaux : « Le dirai-je, Mortels, qu’est-ce que cette vie ? / C’est un songe qui dure un peu plus qu’une nuit. » Jean Rostand écrit que la science et l’intelligence humaine nous éveillent au « cauchemar » de l’existence, qu’il faut affronter chaque jour, contre lequel l’Etre Humain ne peut rien. Pascal propose de croire en un Être Supérieur à défaut de comprendre le monde qui nous entoure. Peut-être faut-il plus simplement croire en ce qui se trouve en chaque homme, parfois si profondément enfouie qu’elle en devient invisible, cette chose qui n’a pas empêché Romain Gary d’attenter à sa vie, mais a sauvé son héros Morel d’une mort certaine, cette fameuse Dignité Humaine.
© Béryl Huba-Mylek