Il vaut mieux avoir vu le film pour lire cet article.
Park Chan-Wook aime la violence et prend, visiblement, un certain plaisir à la mettre en scène. Toutefois, même lorsqu’elle déclenche le rire, elle ne semble jamais aussi gratuite que chez Tarantino (seul Reservoir Dogs ne se complaît pas dans le bain de sang gratuit). En 2002, il entreprend une intrigante trilogie sur la vengeance, soulignant sa triste incapacité à apaiser les âmes. Après le déroutant Sympathy for Mr Vengeance, et l’horrible Old Boy, le dernier opus, intitulé Sympathy for Lady Vengeance, sort en 2005. Moins bien accueilli par la critique que ses deux aînés, le film s’avère pourtant le plus réussi de cette saga. Formellement moins maîtrisé, sans doute plus brouillon, la puissance émotionnelle est pourtant décuplée, et le message du réalisateur teinté d’une mélancolie toute particulière sur la perte de l’innocence.
Park Chan-Wook avait traité de sujets déjà bien sensibles : kidnapping et mort accidentelle de fillette, torture, vol d’organes, viol, suicide, terrorisme, inceste. Les motivations des figures vengeresses n’étaient pas toujours comprises par le spectateur (le retournement de situation de dernière minute d’Old Boy peut paraître parfaitement aberrant, même s’il est surprenant), mais le sujet restait fondamentalement le même : la vengeance est un plat qui se mange chaud ou froid, mais l’arrière-goût donne toujours envie de vomir. Les entreprises sanglantes mènent inévitablement au désastre. L’absurdité règne lorsque l’homme devient violent.
Dans le cinéma de Park Chan-Wook, les héros ne sont jamais complètement idéalisés. Ils ont toujours quelque chose d’un peu étrange, voire de ridicule, ou carrément grotesque. Bancals, ils sont toujours profondément humains, mais rarement peut-être autant que Lee Geum-Ja, l’héroïne de Sympathy for Lady Vengeance. Au départ pourtant, il faut subir une esthétique baroque qui frôle la faute de goût. La dimension plastique du film révèle l’obsession du personnage principal. Une suite de scènes, qui paraissent d’abord décousues, permet de présenter le fil de l’histoire. Pendant un peu plus de treize longues années, Lee Geum-Ja a préparé sa vengeance. Ce n’est pas un besoin immédiat de revanche, c’est un projet de vie. Lentement, mais sûrement, elle a tout planifié. Le spectateur la découvre faussement convertie au christianisme, sainte au visage brillant de lumière, adulée par tous. Il apprend qu’elle a été une jeune femme perçue par son entourage comme pure et douce, idée renforcée par sa beauté angélique. Mais la succession de scénettes nous dévoile aussi une femme dure, violente, qui n’hésite pas à tuer en prison pour s’assurer l’allégeance d’autres détenues.
Lady Vengeance n’a que faire de la rédemption. Elle jure, se maquille de façon outrancière (pour qu’on oublie la douceur de son apparence), et adopte une attitude d’indifférence à tout qui provoque le rire du spectateur, mais aussi le malaise. Une seule pensée, vers quoi chaque geste est dirigé : tuer Monsieur Baek. La raison ? Cet homme a poussé la jeune et naïve Lee Geum-Ja à participer au kidnapping d’un petit garçon. Comme dans Sympathy for Mr Vengeance, le personnage croit que certains enlèvements se déroulent bien, le kidnappeur reçoit l’argent, l’enfant rentre vivant, tout le monde est content. Comme dans le premier opus de la saga, le crime s’achève ici sur la mort du petit garçon, sauvagement assassiné par Monsieur Baek. Tel est pris qui croyait prendre, Lee Geum-Ja, jeune maman, voit son nourrisson menacé par l’homme qu’elle a aidé. Si elle ne prend pas le meurtre sur elle, sa fillette connaîtra le même sort que le petit garçon.
Lady Vengeance entre en prison à dix-neuf ans. Elle en ressort à trente-deux ans. Femme fatale en apparence, jeune femme innocente en imagination, Lee Geum-Ja est surtout une mère sacrificielle, une âme écorchée par sa propre bêtise et la cruauté des autres. En prison, elle paraît intouchable, car elle sait se protéger. Mais autour d’elle, l’horreur règne. Le réalisateur n’hésite pas à représenter ce dont on parle plus rarement, la violence des femmes entre elles dans le milieu carcéral, et notamment le viol. Il dévoile les humiliations, les bassesses humaines, les criminelles cachées sous le masque de la féminité. Les femmes, décidément, ne sont pas le « meilleur de l’homme ».
Le film dynamite ainsi de nombreux clichés. Lady Vengeance est, certes, sublime, mais elle n’en est pas moins très étrange et même grotesque. Les traits de la talentueuse Lee Young-Ae peuvent devenir absolument terrifiants. La jeune femme prend pour amant un jeune innocent de treize ans de moins qu’elle (façon de revivre la jeunesse qui lui a été volée, ou peut-être de communier avec un homme qui a l’âge que le petit garçon tué aurait dû avoir ?), manie l’arme à feu sans aucun problème, menace de mort ceux qui entravent son chemin, et rit à gorge déployée en buvant de l’alcool. Elle n’est pas fantasmée, elle est incarnée.
Bientôt, Lee Geum-Ja devient une figure tragique. L’esthétique pompière du début se fait plus sombre, le rythme plus lent : l’héroïne retrouve sa fille. Celle-ci, élevée par un gentil couple d’Australiens, décide de retourner avec sa mère en Corée. Au contact de son enfant, Lady Vengeance réalise ce qu’elle a perdu. Une fois Monsieur Baek ficelé sur une chaise, elle l’utilise d’abord comme traducteur, scène surréaliste et profondément émouvante où elle avoue à sa fille son crime, et explique pourquoi elle doit tuer cet homme. Pour la première fois, elle verbalise sa culpabilité. Pour la première fois, elle se montre sincère, elle ne paraît plus contrôler tout ce qui se passe autour d’elle. Monsieur Baek doit mourir non pas car il a tué un enfant, non pas car il lui a enlevé sa fille, non pas car elle a passé treize ans en prison, mais parce qu’à cause de lui, elle a fauté.
C’est pour cela qu’elle ne peut pas l’assassiner. Elle n’avait eu aucun scrupule à empoisonner la violeuse en prison, elle n’avait pas hésité à planter une balle dans la tête de l’homme qui menaçait son enfant, mais elle n’arrive pas à achever le monstre Baek. Lee Geum-Ja ne peut plus se mentir. Cet homme l’a manipulée, oui. Il a gâché sa vie, certes. Seulement elle a participé, elle a accepté d’oublier sa morale pour enlever un petit garçon. Sa fille lui rappelle cela, l’innocence qu’elle avait déjà perdue en choisissant d’aider cet homme. Pire, Lee Geum-Ja croyait qu’elle venait se venger. Elle découvre qu’elle n’est pas celle qui peut tuer Monsieur Baek, car elle n’est pas la victime. La victime, c’est le petit garçon. Et elle découvre avec horreur qu’il n’est pas le seul, que Monsieur Baek n’est pas un kidnappeur qui a tué une fois par accident, mais un psychopathe qui a assassiné plusieurs enfants.
Lady Vengeance semble alors presque s’effacer. Elle relève la fermeture de son manteau de cuir jusqu’au milieu de son visage. Elle devient le symbole de la vengeance, mais plus son exécutrice. Elle réunit les parents des victimes, et passe pour eux les vidéos atroces du diable Baek torturant leurs petits. Cris, horreur, larmes des familles font bientôt place à une froide et glaçante décision collective de tuer le monstre. Le burlesque n’est jamais loin, puisqu’il faut tourner en dérision la violence pour mieux la mettre à distance et la critiquer. Parents, grand-mère, sœur revêtent de ridicules manteaux de pluie. Puis, ceux qui le souhaitent portent plusieurs coups à Monsieur Baek. Il fallait se protéger des giclées sanguines (le réalisateur a la clairvoyance de ne pas montrer ces scènes). Evidemment, ils n’auront pas ce qu’ils cherchent. Le tueur n’a qu’une justification : « on a tous nos problèmes ». Les enfants ne reviennent pas à la vie.
Après une photo collective pour interdire les futures âmes sensibles de dénoncer leur crime, le petit groupe va déguster un délicieux gâteau préparé par Lady Vengeance. Autour de la table, chacun note son numéro de compte. Lee Geum-Ja a promis d’envoyer aux familles l’argent des rançons qui devait servir à Monsieur Baek pour s’acheter un yacht. Glaçant, donc. Le monstre Baek est mort, mais l’humanité de ses tortionnaires aussi. Quelque chose cloche dans cette vengeance sanguine. Lady Vengeance revient sur le devant de la scène. Elle qui souhaitait ardemment que le fantôme du petit garçon mort la visite se retrouve enfin face à lui. Mais tout à coup, il est grand, il a dix-neuf ans. Et il la bâillonne. Lee Geum-Ja s’imaginait qu’elle pouvait expier ses péchés, qu’il était possible de racheter son crime et de venger les enfants tués. Mais elle ne pourra jamais effacer sa part de responsabilité dans le meurtre de cet enfant-là, de ce garçon-là. De cette innocence-là.
Ange de la mort, assurément, mais il y a quelque chose de démoniaque au fond de Lady Vengeance. L’obsession meurtrière fait place à celle pour la pureté, à l’image de ce gâteau tout blanc qu’elle tend à sa fille, de cette neige qui tombe sur elle mais qui ne peut pas laver son âme. Jamais Lee Geum-Ja ne trouvera la paix. Certaines erreurs peuvent se réparer, d’autres nous brisent à jamais. La tragédie est là, au fond de l’âme de cette femme qui ne pourra pas être mère. Attachée à sa haine pour Monsieur Baek, Lady Vengeance a voulu cacher son innocence, pas celle blanche et pure qu’on rattache aux enfants, mais celle terrible de la naïveté qui muselle la morale. Criminelle, complice à jamais, elle doit faire ses adieux à l’enfant qu’elle aurait voulu élever. Le film se clôt sur cette scène déchirante et absurde d’un être qui doit renoncer à jamais à l’innocence, et embrasser pour toujours la culpabilité. Le morceau Ah ch’infelische sempre de Vivaldi accompagne cette terrible prise de conscience, alors que l’enfant, une dernière fois, enlace sa maman.
© Béryl Huba-Mylek