Avec Du domaine des Murmures, Carole Martinez signe un livre aussi poétique que troublant. A la manière d’un conte, souvent cruel, elle écrit l’histoire d’Esclarmonde, jeune fille au nom étrange qui s’enterre dans une chapelle le jour de son mariage. Elle décide alors de vouer le reste de son existence à Dieu. Elle n’a que quinze ans, et son choix ébranle son entourage.
Mais l’enfermement d’Esclarmonde se révèle une évasion. Loin de renoncer à la vie, elle devient témoin de son époque. Accédant au statut de sainte, elle se soustrait au joug de sa condition de femme, et devient un guide à suivre pour de nombreux pèlerins. Le lecteur croit d’abord assister à ses funérailles, mais cette « mort », qu’elle assure voulue, s’apparente plutôt à une renaissance.
Les nombreux personnages qui évoluent autour d’Esclarmonde vont trouver le salut, et comprendre le sens de leur vie grâce à cette figure gracile dérobée à leurs yeux. La jeune fille devient en effet une confidente clairvoyante, capable de lire dans les cœurs et de purifier les âmes par ses paroles pleines de sagesse et d’amour. La prison devient un parloir où chacun peut se recueillir. D’abord belle jeune fille à marier, puis sainte sacrifiée, Esclarmonde se fait prophétesse. Elle incarne le lien entre le monde des vivants qui viennent frapper contre les murs de sa chapelle, et celui des morts qui murmurent à son oreille.
Mais l’histoire est surtout celle d’une fille qui a échappé à l’horreur, refusé d’être l’objet des hommes. Recluse dans la cage qu’elle s’est choisie, Esclarmonde donne naissance à un fils. Cet enfant n’est pas le fruit d’une immaculée conception, contrairement à ce que les autres imaginent. Jamais la jeune femme ne ment, elle laisse les autres dire, les autres espérer, croire au miracle. Elle le dit elle-même : « Je n’avais pas menti, je m’étais contentée de taire une vérité que personne n’avait envie d’entendre, et mon silence m’avait offert un espace blanc à brader, un vide dont chacun s’était emparé avec délice. »
Figure de lumière, innocence incarnée, Esclarmonde purifie les péchés des autres, mais cache celui, terrible, dont elle a été victime. Du domaine des Murmures devient alors tragédie grecque. Le père de l’enfant est également celui d’Esclarmonde. Le nourrisson symbolise alors l’union du Mal, celui qui a poussé le père à violer sa fille, et du Bien, celui qui aide Esclarmonde à vivre. Emmurée pour se protéger des autres, la jeune mère élève pourtant son enfant dans l’amour des créatures de Dieu. Elle le garde près d’elle tant qu’il est petit, et avant qu’il ne grandisse trop, elle le libère. Il passe par la petite fenêtre qui relie ce monde clair-obscur à la lumière.
Esclarmonde, « l’ombre qui cause », envoie bientôt son père expier ses fautes en croisade. Elle est celle qui confesse le crime, mais aussi celle qui sanctionne, et enfin pardonne. Elle donne une chance à ce père incestueux, et par la parole, le libère de ses maux. Libératrice, ainsi est Esclarmonde. Elle délivre tous ceux qui l’approchent, ses proches aimants (la servante, le fiancé, le père, l’enfant) et ceux qu’elle n’a jamais vus (les pèlerins qui s’adressent à elle).
Esclarmonde raconte son histoire à la première personne, et sa voix nous parvient, chantante et forte, d’une lointaine époque qui nous semble bien proche. L’écrivaine offre une voix puissante à une recluse d’un autre temps. La langue, poétique, empreinte d’un lyrisme toujours contenu, rappelle que les mots apaisent. Esclarmonde panse les blessures en prodiguant des paroles où chaque mot console. Et le lecteur, envoûté par ce récit mélodieux, se joint aux pénitents qui recherchent le pardon de l’héroïne, et comme eux reçoit la délivrance.
© Béryl Huba-Mylek