L’insoutenable pesanteur de l’être

Il vaut mieux avoir vu le film pour lire cet article.

© Nord-Ouest Films - Arte France Cinéma 5© Nord-Ouest Films – Arte France

Stéphane Brizé signe, avec La Loi du marché, un film important. Important, car il raconte l’histoire de ceux qu’on écarte trop souvent des écrans de cinéma. Important, car au premier semestre 2015, 10% de la population française est au chômage. Important, car le combat des réalistes ou des naturalistes n’a pas pris fin. Il faut dénoncer les injustices, il faut faire des pauvres gens des héros de roman (ou, ici, de cinéma), il ne faut pas avoir peur de s’engager pour eux et de leur redonner leur dignité.

Thierry, 51 ans, a été licencié pour raison économique. Vingt mois de chômage ont eu raison de son envie de se venger, de réclamer justice. Il le dit à ses anciens collègues ayant subi le même sort : il faut qu’il passe à autre chose, pour sa santé mentale, où il sombrera. Mais il va sombrer. Et nous avec lui.

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Le film s’ouvre sur un Vincent Lindon formidable, qui ne semble pas jouer tant chaque geste, chaque intonation de voix, chaque regard est précis, simple, juste. Il s’insurge contre un agent de Pôle Emploi, qui cherche vainement à prendre la parole mais ne sait quoi répondre à cet homme en colère, plein d’une rage parfaitement justifiée. Oui, on l’a mal informé. Oui, on lui a proposé une formation qui n’a servi à rien. Oui, Pôle Emploi est fautif. Oui, il a le droit d’avoir des réponses, des explications. Mais il n’y en a aucune. Le système est absurde, profondément absurde. Thierry ne peut pas vraiment être aidé. Il proteste encore au début, mais le spectateur sait qu’il a capitulé. Même s’il tente de justifier auprès de ses camarades de fortune son choix d’abandonner les poursuites judiciaires, il le dit lui-même, il ne veut plus se battre. Il est fatigué. Il n’en peut plus.

Thierry s’efface petit à petit du film. Il subit. Il refuse la vente de son mobil-home à bas prix. Il lutte contre la banquière qui veut lui faire vendre son appartement, son seul bien, puis lui faire signer une assurance décès « pour l’avenir ». Mais autrement, il subit. Il accepte toutes les humiliations, avec les yeux tristes et terribles de Vincent Lindon. Seuls ces yeux luttent encore. Les mots disparaissent, s’éteignent. Il hésite, il s’interrompt, jusqu’à devenir très silencieux. Jusqu’en lui-même semble-t-il parfois.

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Il essuie l’affront de cet entretien sur Skype, où il ne sait que faire de ses mains, où il apprend que son CV est très mauvais, qu’il n’a de toute façon quasiment aucune chance d’être pris. Lors d’un stage supposé lui apprendre à mieux se vendre, il doit supporter les critiques à son égard, le constat de son incapacité totale à se présenter sous un jour acceptable. Rabaissé, tout le temps. Même par ceux qui lui veulent, apparemment, du bien. Mais quelqu’un lui veut-il du bien ?

Même les instants sans doute voulus lumineux deviennent pesants.

Thierry et sa femme ne se parlent pas. Ils vont à un cours de danse, et le professeur corrige longuement Thierry. Malaise. L’enfant du couple souffre d’une maladie qui l’handicape grandement, et il cesse de bien travailler à l’école. Souffrance. La scène où Thierry et sa femme se lancent dans un rock dans leur salon sombre est peut-être la seule où le spectateur respire. Et encore. Et encore…

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Voilà bien en quoi ce film est insoutenable. Le spectateur souffre et subit autant que Thierry. Il détourne le regard plus d’une fois. Engagé comme agent de sécurité dans un centre commercial, le héros devient persécuteur malgré lui, forcé d’entraîner dans des petites salles froides ceux et celles qui ont fauté, volé, trompé. Il se retrouve ainsi face à un vieil homme qui a dérobé de la viande qu’il ne peut absolument pas payer. Thierry se méprise lui-même. Le spectateur méprise l’humanité entière.

Maupassant, Zola ? Sans le lyrisme alors. Chaque scène surprend par son réalisme, oui. Mais un réalisme froid, glaçant. Peut-être même trop lourd. Balzac ? Sans l’ironie. Vincent Lindon est remarquable, oui. Comme le sont tous les acteurs amateurs du film. Rien ne sonne jamais faux. Tout est terriblement vrai. Mais manichéen. Les bons, les méchants. Les opprimés, les oppresseurs. Le patron du centre commercial est monstrueux d’hauteur et de paternalisme. Stéphane Brizé, par moment, semble également sombrer dans ce travers. Le départ en retraite d’une employée qui pendant dix ans a été en caisse, et vingt-deux ans au rayon charcuterie, devient aussi insoutenable que les scènes où Thierry confronte les voleurs. La chanson qu’entonnent en cœur ses collègues fait frissonner. La dignité ? Personne ne semble digne.

© Nord-Ouest Films - Arte France Cinéma 4© Nord-Ouest Films – Arte France

Où est l’amour pour les personnages ? Les offensés, les humiliés sont des victimes. Uniquement des victimes. Parfois aussi méprisables que les puissants, forcément méchants. Oui, être renvoyé pour des points de fidélité, pour des réductions grappillées, est d’une absurdité remarquable. Mais tous ceux pris la main dans le sac mentent, se défendent comme des petites bêtes prises en cage, avouent à moitié avant d’être forcé de tout dire. Atroce. Insupportable.

Certains spectateurs peuvent sans doute regarder ce film en saluant le courage de Stéphane Brizé, les performances des acteurs, le refus d’édulcorer. D’autres ne pourront simplement pas résister à l’envie de sortir, de partir, de respirer. Leur regard se portera quelque part à côté de l’écran. Peut-être riront-ils pour essayer de ne pas pleurer. Et quand enfin la lumière pointera avant le générique, ils seront trop épuisés, trop meurtris pour souffler avec Thierry. Ils auront l’impression que tout cela ne sert à rien. Que la révolte finale n’a aucun sens. « Ca serait comme si tout ce qu’on avait fait ça serait…ça…ça avait servi à rien. » Oui. A rien.

Il faut dénoncer. Il faut dire. Il ne faut pas avoir peur d’admettre que parfois la vie est grise, si grise qu’elle en devient profondément obscure et irrespirable.

Mais à qui faut-il le dire ? Ou plutôt, comment faut-il le dire ? Doit-on subir pour comprendre ?

Un poids pèse sur l’estomac, le cœur, l’esprit, à la sortie d’un film qui laisse penser que l’être ne pourra plus jamais être léger.

© Béryl Huba-Mylek

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