« Je ne comprends pas, je ne comprends pas, je ne comprends pas ! C’est à se tirer une balle !… » Ivanov, héros de la pièce éponyme de Tchekhov, écrite en 1887 alors qu’il avait 27 ans, est un antihéros désabusé et mélancolique. Il semble porter sur ses épaules la misère du monde, mais ce poids ne lui inspire plus qu’un profond ennui et un dégoût incommensurable de lui-même. La tristesse s’est tarie, les larmes ont séché, et il ne reste plus qu’un vide immense. Cet état provoque chez le personnage une incompréhension totale. Pourquoi ? Hamlet est, à plusieurs reprises, mentionné dans la pièce. Mais Ivanov ne se demande plus s’il faut vivre ou non, s’il faut agir ou pas. Il n’en est plus là. Pour lui, tout est déjà fini. Il n’y a plus rien à faire. Il se traîne encore un peu, sans vraiment savoir pourquoi. Oui, pourquoi cette infinie fatigue, pourquoi ces gens autour de lui, pourquoi la vie finalement. Il erre un peu comme un fantôme, avec pour seule arme contre le monde son cynisme. Une fois que le rire grinçant cessera lui aussi, Ivanov sera conduit à la mort, celle qu’il évoque déjà dans son monologue au début de la scène quatre de l’acte III. « C’est à se tirer une balle ! »
Certains critiques ont écrit qu’ils aimeraient bien en faire autant que le héros, et ce dès le début de la pièce, pour échapper à la vacuité de la mise en scène présentée au théâtre de l’Odéon. Pourtant, Luc Bondy est parvenu à retranscrire la cruauté de l’oeuvre, et le désespoir d’un héros qui ne peut être tragique. En effet, Ivanov n’est pas vraiment Hamlet, il se compare d’ailleurs à Tartuffe. Il évolue dans une société qui se caractérise par sa médiocrité et non sa grandeur. L’âme passionnée d’Ivanov a été étouffée par cette noblesse russe capitaliste, avide et antisémite. Impossible d’être idéal, il croule sous les dettes, il n’aime plus sa femme qu’il trompe avec une jeune fille, il se plaint mais de quoi il n’en sait rien. Peut-être le seul regret qu’il reste à Ivanov est celui-ci, de ne pas être un grand mélancolique, un désespéré romantique, mais un lâche, petit et antipathique. Ce qu’il a été le hante, il se rappelle ce jeune homme fougueux et ses idéaux, constatant avec dépit qu’il ne reste du passé que des ruines.
Pour incarner cet être usé, Luc Bondy a choisi Micha Lescot. L’acteur avait déjà interprété Tartuffe pour lui. Il étonne ici, ne cherchant jamais à émouvoir, à attirer l’empathie sur lui. Il ne joue pas « au dépressif », évitant de tomber dans une caricature qui perdrait la pièce. Il choisit au contraire de peindre Ivanov comme un personnage aérien. Il se déplace avec grâce, ses longs membres s’envolant parfois dans les airs. Déjà spectre, étonnamment léger, profondément vidé de sa substance. Lorsqu’il n’en peut plus, lorsque tout devient trop lourd, il laisse son grand corps tomber au sol. Souvent voûté, il répond aux autres d’une voix presque atone, prenant parfois le temps de dérouler son dos pour dominer d’une bonne tête son interlocuteur. Dans la très belle scène où l’acteur doit délivrer le monologue d’Ivanov, il s’avance vers le public, les lumières dans la salle s’allument. Il regarde les spectateurs, exprimant son mal-être avec une banalité inquiétante. Le burlesque pointe parfois, et les rires naissent. Ivanov, défait, en quête vaine de la faute qui expliquerait son état, refuse de s’ériger en modèle du mélancolique : « Il y a des minables qui sont flattés quand on les appelle des Hamlet ou des hommes de trop, mais pour moi c’est une infamie. » Il confie au public son désamour, sa culpabilité, son incompréhension surtout, avec une certaine distance.
Au médecin de sa femme, qui l’accuse d’être insensible et calculateur, il oppose une désinvolture glaçante. Tout cela, semble-t-il, ne le concerne plus vraiment. Ivanov se révèle parfaitement détestable lorsqu’il pousse et insulte sa femme, hurlant qu’elle n’est qu’une « sale juive ». Il crache son venin avec une ferveur dont il est autrement privé. Mais si ce n’est ce sursaut de laideur, Ivanov apparaît plutôt fantomatique. Sur scène avant que la pièce commence, il gratte le mur. Déjà, il ne fait plus partie du monde. La solitude l’a engloutie. Il ne peut passer de l’autre côté. Le sursis dont il jouit ne durera pas longtemps. Dans le dernier acte, il tente d’échapper au mariage qu’il sait funeste, mais sa jeune fiancée ne veut rien entendre. Plus tard, sur la piste de danse, elle le traîne d’un bout à l’autre comme le pantin qu’il est résolument devenu. Le jeu de Micha Lescot a quelque chose de l’abstraction, il donne à voir le vide abyssal du personnage. Le désarroi d’Ivanov est épouvantable, son désespoir total, mais il ne peut rien saisir, rien vivre, rien pleurer.
Face à cette performance par moment terrifiante, souvent envoûtante, toujours juste et saisissante, les autres acteurs parviennent aussi à briller. Yannik Landrei campe un jeune médecin candide qui tente en vain de définir l’homme « honnête ». Désillusionné, il fustige Ivanov : « Je respectais et j’aimais les hommes, mais depuis que je vous ai vu… » Christiane Cohendy incarne une banquière avare, mal assortie avec un mari aussi lâche que brave, joliment interprété par Marcel Bozonnet. Ariel Garcia Valdès joue un comte ruiné qui, contrairement à Ivanov, ne peut renoncer à la vie, trouve de l’humanité dans tout. La jeune Victoire Du Bois convainc moins en Sacha, mais elle peut se montrer touchante et résolue, opposant à la profonde mélancolie d’Ivanov sa fraîcheur.
Mais c’est Marina Hands qui est l’autre étoile de la pièce. Épouse isolée, condamnée par la maladie, elle symbolise la vie. Anna Petrovna a tout quitté pour Ivanov. En reniant sa judéité et en embrassant la religion de son époux, elle a perdu sa famille. Face à son mari fantôme, elle incarne la grâce. Dans les premières scènes de la pièce, elle vibre et amène l’émotion qui ne pointe pas encore tant Ivanov est lugubre. Elle cherche l’étincelle qu’il a perdue, elle traque le bonheur qui s’est évanoui, sans se rendre compte qu’elle représente la lumière et la joie. L’actrice apporte une gaieté émouvante à ce personnage qui ne se sait pas mourant. Elle s’amuse, elle rit, elle pleure aussi, elle crie. La révolte et le désespoir d’Anna n’ont pas la médiocrité et la petitesse du spleen d’Ivanov. Elle est l’héroïne, dans le sens où elle est celle qui vit fortement, qui aime toujours, qui se bat. Celle qui veut vivre aussi. Avec sa disparition à la fin du troisième acte, la noirceur envahit l’espace. Il ne reste que ce qui grince, l’exaltation a été tuée, l’amour trompé, la beauté étouffée. Marina Hands, frémissante de vie, est l’âme de cette représentation.
Le décor dans lequel évoluent les personnages a été conçu par Richard Peduzzi. Lorsque le mur se soulève, une haute maison se dresse. Les lumières brillent aux fenêtres, Anna et le comte jouent de la musique. Leurs voix parviennent parfois, éclatantes, alors qu’Ivanov, sombre, soupire sur le devant de la scène. Cette demeure semble écraser le héros, alors qu’elle est encore un lieu de vie, où Anna s’amuse. Le deuil pointe déjà, tous les personnages portant des vêtements sombres. Le salon de Lebedev est illuminé par des chandelles que sa femme souffle pour faire des économies. Les lustres de cristal ne brillent pas longtemps non plus. L’obscurité s’immisce partout. Les lumières de Bertrand Couderc sont superbes, diminuant au fur et à mesure de la pièce, plongeant les personnages dans une inquiétante atmosphère bleutée. Le monde n’est plus qu’en demi-teinte.
La mise en scène reflète ainsi l’irrémédiable solitude des personnages. C’est la solitude d’Anna, avant l’entracte, qui pose à Ivanov une question auquel elle n’a pas de réponse. Anna qui vient d’apprendre qu’elle va mourir, aveu cruel de son époux, mise à mort de la femme par le mari. C’est aussi la solitude de Sacha, seule, de dos, à la fin de la pièce. Les invités cherchent Ivanov, et un coup de feu retentit. Rideau. C’est, surtout, l’inexplicable solitude d’Ivanov. La médiocrité humaine a eu raison de l’espoir. L’idéal a été sacrifié à la cruauté. Le tableau final est dramatique, mais Luc Bondy semble avoir de la tendresse pour ses personnages. Même sous leurs aspects les plus terrifiants ou les plus lâches, ils se sont montrés profondément humains. Désabusé, Ivanov n’en est pas moins éclatant, et sa mise à mort fend le cœur. Dépressif, geignard, peut-être. Mais l’interprétation des acteurs et la mise en scène laisse un goût de nostalgie profonde qui hante le spectateur, comme le héros semblait hanter la pièce.
© Béryl Huba-Mylek