La compagnie On Stage – New Open Space, créée en 1989, a pour but de produire des pièces en langue anglaise pour un public français. Fondée par l’acteur Nick Calderbank, elle s’est associée à la compagnie Lynx, dirigée par Joanna Bartholomew, pour présenter au théâtre de Nesle une très belle version de la célèbre tragédie King Lear. Rona Waddington a mis en scène cette oeuvre complexe, riche et foisonnante, dans laquelle on retrouve tout le génie du grand Shakespeare.
La sobriété est de mise. Si elle peut surprendre tout d’abord, le dramaturge britannique étant lui-même friand de décors et de costumes à outrance, elle finit par convaincre et être très appréciable. Sur la toute petite scène du théâtre de Nesle, l’essence même de la pièce jaillit. Les coupures s’accumulent (mais les pièces de Shakespeare sont de toute façon rarement jouées en entier) sans pour autant trahir l’oeuvre. Les liens familiaux et l’intrigue politique se mêlent habilement, la balance entre les deux est parfaitement respectée. Sans doute car des natifs anglais sont impliqués, la tragédie est loin d’être dénuée de son aspect comique. Sur les scènes françaises, on a moins l’habitude de ce va-et-vient constant entre le rire et les larmes, le grotesque et le sublime, malgré la naissance du théâtre romantique.
Peu d’éléments sont utilisés sur la scène presque vide, si ce ne sont quelques caisses, des drapeaux, et puis, bien sûr, une couronne. Les acteurs portent des vêtements contemporains, ils changent parfois rapidement leurs tenues, ajoutant un chapeau, ôtant un gilet, pour marquer les changements de personnages. La plupart d’entre eux jouent en effet plusieurs rôles, ce qui souligne le côté burlesque de la pièce, mais permet également de jouer avec l’idée même du théâtre. Les changements se font sur scène, jamais les acteurs ne se cachent. Les coulisses sont inexistantes, ils s’assoient au premier rang après avoir terminé leurs répliques. Pourtant, la magie prend invariablement, et le spectateur se surprend à sourire quand l’acteur modifie son costume, heureux de voir tel ou tel « character » surgir dans l’intrigue. Ce choix permet non seulement de jouer une pièce foisonnante de personnages avec seulement six acteurs, mais aussi de s’amuser avec les genres dramatiques (un personnage comique, un personnage dramatique) et le genre lui-même. En effet, les acteurs féminins peuvent incarner des hommes sur scène, ce qui rappelle aussi qu’à l’époque élisabéthaine, les femmes ne pouvaient pas faire du théâtre.
Le jeune Vincent Latorre tire particulièrement son épingle du jeu. Il se montre capable d’une raideur toute royale lorsqu’il incarne le prince de France, d’un burlesque tout à fait hilarant quand il se glisse dans la peau d’Oswald, le serviteur de Goneril, et absolument fantastique quand il joue Edgar, passant d’une naïveté ridicule à une folie déguisée, avant de défendre son honneur et de venger sa mère (puisque le duc de Gloucester devient ici la duchesse). Damian Corcoran n’est pas non plus en reste, se délectant visiblement de jouer le fourbe Edmund, menteur et manipulateur, séducteur aussi. Il peut également montrer sa capacité à faire rire en devenant un soldat, ou à émouvoir par sa jolie composition de Kent. Joanna Bartholomew passe habilement de la froide Goneril assoiffée de pouvoir à cette mère douloureuse qui a rejeté son plus loyal fils. Fiamma Bennet incarne quant à elle une Cordelia ferme, dont la douceur semble une arme pour mieux se démarquer des autres. Gabriella Scheer, à qui incombe le rôle de Regan, en fait une fille tout à la fois lascive et glaciale. Son jeu n’est pas mauvais, mais il faut bien regretter sa prononciation anglaise ; en effet, il n’est guère aisé de comprendre dans sa bouche la langue shakespearienne.
Mais c’est Nick Calderbank, dans le rôle-titre, qui bouleverse. Acteur gigantesque, littéralement, il règne au début de la pièce, de toute sa hauteur, sur les autres personnages. Sa chemise rouge sang contraste avec la blancheur de ses cheveux et de sa barbe. Sur sa tête, une couronne royale souligne sa noblesse. Lear, ici, est un homme avant tout aveugle. Loin des représentations habituelles d’un père vociférant sa colère, tyrannique et cruel, Nick Calderbank fait le choix d’un être plaintif, blessé. Il crie sa tristesse plus que sa rage, ce qui rend finalement le personnage plus tragique encore. Lear est un père qui reste persuadé d’avoir été trompé, trahi dans son amour ; sa cruauté à l’égard de Cordelia est le fruit de sa crédulité. Vieil homme qui tient encore le pouvoir dans ses mains quand la tragédie commence, il perd toute sa splendeur, amadoué par de fausses déclarations d’affection, incapable de reconnaître la véritable piété filiale.
L’acteur incarne véritablement cet homme qui, physiquement et moralement, décline. Orgueilleux au début, il croit pouvoir contrôler son destin, décider de quitter le trône, passer la main tout en gardant le contrôle. Mais Regan et Goneril vont lui rappeler qu’il est un homme mortel avant tout, et déchu. Il s’est lui-même infligé sa tragédie, il est responsable en effet de sa condition. Il est celui qui remet son pouvoir entre les mains de filles avides de richesses. Il est celui qui cède son royaume à celles qui ne veulent que la puissance. Il est celui qui offre son cœur de vieux père à celles qui n’en ont que faire. Profondément humain, Lear sombre dans une folie protectrice, qui lui permet de s’extasier d’une souris et de voir dans les invraisemblances d’Edgar la vérité même. Il apparaît alors avec une couronne ridicule, enfantine. Il n’est plus qu’un pantin, plus qu’une marionnette. Pourtant, peut-être n’a-t-il jamais été aussi roi.
La mise en scène souligne bien l’importance des conflits familiaux dans Shakespeare, qui sont toujours liés aux événements historiques, aux guerres. La famille symbolise une micro-société dans laquelle la lutte pour l’amour est une lutte de pouvoir. L’histoire du roi Lear se joue en parallèle de celle du duc de Gloucester, ici la duchesse. Elle rejette le bon fils, Edgar, et croit l’enfant sournois et illégitime qu’est Edmund. Ce dernier n’a qu’une idée en tête, prendre le pouvoir. Il joue avec les sentiments de Goneril et Regan, comme elles ont joué avec ceux de leur père. L’amour et le pouvoir sont donc intrinsèquement liés, mais ne semblent pas pouvoir cohabiter. Ils s’annulent l’un et l’autre. Aimer revient à être chassé : Cordelia, Edgar et Kent sont renvoyés alors qu’ils aiment loyalement. Mais être au pouvoir semble aussi empêcher l’amour : Regan et Goneril croient être aimées, mais sont en vérité des outils pour qu’Edmund accède au pouvoir. Lui-même perd l’affection de sa mère quand elle réalise qu’il n’est qu’ambition.
La passion pourtant est le sujet véritable de la pièce, plus que le pouvoir ou l’amour. Le roi Lear, en offrant ses biens comme une récompense à l’affection, a ouvert la boîte de Pandore. Tout en sort, l’avidité, la jalousie, la colère, la haine. Les personnages nobles et aimants disparaissent vite de la scène, les autres sont trompés ou trompeurs. Les déchirements qui se succèdent détruisent le lien social, et les personnages se retrouvent murés dans une solitude immanente à chacun d’eux. Les envolées comiques de la pièce, qui sont nombreuses et admirablement mises en scène, ne font que cacher un moment cette terrible vérité, cette idée latente selon laquelle l’homme est toujours seul, invariablement seul, surtout au moment de la mort. Et c’est bien la mort qui attend la famille entière du roi Lear. Alors entre-temps, il y a les travestissements, les airs hautains, les situations absurdes voire rocambolesques, les transformations de voix, les blagues et les rires, ces moments dont les acteurs se délectent visiblement, et dont le public jouit avec plaisir. Mais le grincement n’est jamais loin.
Comme à l’époque élisabéthaine, les acteurs chantent, joyeusement parfois, tristement souvent. Ces chants rappellent cette fin tragique qui arrive, cette impossibilité de réparer avant de partir, de renouer le lien social avant de mourir. Lear ne pourra pas reconnaître Cordelia, il ne pourra pas aimer l’enfant légitime, légitime car fidèle, car aimante, car celle qui aime non pas le roi, non pas le père même, mais l’homme qui est derrière. Avant d’être arraché à la vie, Lear doit affronter le carnage, il doit voir Goneril et Regan trompées par Edmund comme il a été trompé par elles, il doit voir son royaume en sang, écartelé, et surtout il doit tenir dans ses vieux bras fatigués le corps de l’enfant qui est revenu pour lui, l’enfant qui a bravé la mort pour le revoir une dernière fois et lui rappeler qu’il est, pour elle, le roi. La mise en scène épurée permet ce superbe tableau final, ces acteurs tous comme endormis autour du roi maintenant assis, et non plus debout et triomphant, mais accablé et meurtri. Il a sa couronne, que personne d’autre n’a su porter, et que Cordelia jamais ne pourra réclamer.
© Béryl Huba-Mylek