Un instant suspendu

Le lecteur mélomane excusera cet article sur le concert du 16 octobre, dans la galerie des glaces, d’Alexandre Tharaud et des Violons du Roy

Alexandre Tharaud pochette CD Jeunehomme

Quelques instants suspendus, en apesanteur, et la magie paraît. Une petite porte sur la gauche, et nous voilà dans le château de Versailles, la nuit. Les pièces se succèdent, habitées par quelques privilégiés, venus entendre une symphonie de Haydn et deux concertos de Bach et Mozart ranimer les murs du palais. Quelques lumières artificielles guident notre avancée dans la pénombre ; comme il est étrange de fouler le sol de ce bâtiment habituellement bondé de monde, qui paraît si vide, si calme. La galerie des glaces se dessine bientôt, illuminée par les lustres sur lesquels des flammes de verre brûlent. Les statues toisent les rangées de chaises occupées par les spectateurs. Les miroirs réfléchissent les vitres des fenêtres, qui réfléchissent le cristal des chandeliers, qui réfléchissent le feu trompeur des ampoules ; les dorures se parent d’une brillance mate, les touches blanches des tableaux captent quelques rayons lumineux, et la longue salle scintille ainsi des reflets sans cesse renvoyés et perdus. Des éclats de voix montent vers le plafond, on sourit avec politesse en hochant un peu la tête ; certains, puisque le siècle est ainsi fait, s’amusent à se photographier avec leur portable qu’ils tiennent à bout de bras.

Puis, bientôt, le silence se fait, et les Violons du Roy entament la symphonie numéro 49 de Haydn, « La Passion », après un geste de Jonathan Cohen. Les peintures autour évoquent la guerre de Hollande, le tout forme une sorte d’arc de triomphe à la gloire du Roi Soleil, créé pour impressionner les visiteurs et ambassadeurs du XVIIème siècle. Mais ce sont les nuages, les anges, qui semblent se mouvoir alors que les notes rebondissent sur la voûte céleste. Le premier mouvement du morceau plonge celui qui les écoute dans l’âme tourmentée du compositeur, et si la tristesse affleure toujours, des fulgurances joyeuses jaillissent parfois. Le lieu s’emplit de la musique mélancolique des violons, qui s’apparente à certains instants à de véritables lamentations humaines. On se tient un peu plus droit sur la chaise, accroché comme par un fil invisible aux fresques sur le plafond, la respiration soumise au rythme du morceau. Les silences deviennent de terribles annonciateurs de fin, alors que certains passages traduisent l’urgence de dire avant les dernières mesures.

Alexandre Tharaud entre ensuite sur scène, accueilli par les applaudissements respectueux d’une foule impressionnée. Il salue humblement le public, avant de prendre place sur son tabouret. Commence alors le concerto pour piano numéro 5 de Bach. Le toucher unique du musicien, la clarté avec laquelle il articule les notes, et son sens remarquable du phrasé, convainquent dès les premières mesures. Mais c’est au deuxième mouvement, lorsque les autres instruments murmurent, que sa pulsation singulière anime la salle. La galerie des glaces devient un corps endormi, et l’orchestre son cœur, qui se met à battre, petit à petit, de plus en plus clairement. Chaque note sortie du piano dit quelque chose ; une voix nouvelle, inconnue, réveille les êtres figés sur les toiles, les soleils endormis au-dessus des miroirs, et les statues rangées dans leurs alcôves. Le souffle volubile du pianiste donne vie aux œuvres inanimées ; peinture, sculpture, architecture, musique, la scène devient surnaturelle, le public disparaît, les bruits parasites de froissement de vêtements et de toux étouffées s’éclipsent. Reste un sentiment d’allégresse, profondément teinté d’un indescriptible chagrin, celui des instants aussi vite perdus que trouvés. Ces quelques secondes de pur éblouissement s’étirent dans un espace hors du temps. Ce moment dérobé à l’éternité allume des étoiles dans les yeux, remue les entrailles et serre le  cœur. Légère, je suis en suspension.

Le troisième mouvement suit le second, puis Bach fait place au concerto pour piano numéro 9 de Mozart, le concerto « Jeunehomme », et on ne peut s’empêcher de penser qu’il y a quelque chose d’incroyable à ce qu’Alexandre Tharaud joue ce morceau, lui que le temps semble oublier, sur le visage duquel les années ne paraissent pas s’imprimer. Sa silhouette juvénile émeut profondément lorsqu’il termine une mesure et lance ses mains, et son corps tout entier, vers l’orchestre qui l’accompagne. Le partage est évident, les musiciens travaillent tous ensemble, se cherchent constamment et se trouvent dans ces moments fébriles où la magie les réunit. Leur interprétation a quelque chose de spontané, comme s’ils jouaient pour la première fois cette partition, et s’enivraient de l’entendre ainsi résonner entre les miroirs et les vitres de Versailles. Le son, fluide, coule dans l’oreille du spectateur ébahi et fébrile, qui applaudira et quémandera ensuite deux rappels, dont une étonnante version du deuxième mouvement du concerto Hob. XVIII:1 de Haydn.

Le concert terminé, il faut se résigner à quitter sa chaise, regarder une dernière fois les lustres flamboyants accrochés au-dessus des têtes, saluer les statues redevenues immobiles, et traverser de nouveau les pièces presque vides du palais. Dans la salle précédant l’escalier, on vend les œuvres du pianiste, et quelques autres marchandises. J’achète son dernier album, et le joli documentaire Le temps dérobé de Raphaëlle Aellig Régnier. Le « jeune homme », prince du concert, arrive ensuite pour signer des programmes, des pochettes de CDs, avec une sincère humilité. Troublée, je me prête au jeu. Mais que dire ? Je ne connais pas les couleurs musicales, très mal les compositeurs, et ne sais pas bien exprimer une émotion qui vient de naître. Alors, simplement, je remercie, et murmure « bravo », avant de m’éclipser dans la nuit pluvieuse de Versailles.

© Béryl Huba-Mylek

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